Menu
Libération
Enquête

Joue-la comme Volkswagen

A l’instar du constructeur allemand, des ingénieurs-mécanos trafiquent des logiciels de voiture pour moins consommer et gagner en puissance. Quitte à ignorer les normes antipollution.
Pour l’heure, seule la responsabilité du conducteur est engagée en cas de modification d’un véhicule. (Photo Adam Gault)
publié le 24 septembre 2015 à 19h16

«Dès que j'appuie sur l'accélérateur, j'ai le dos collé au siège. Ma BMW a gagné 110 CV, un avion de chasse !» claironne un client de BR-Performance, un préparateur automobile notoirement implanté à Paris, Lyon et dans le sud de la France. Volkswagen n'est pas le seul à trafiquer ses voitures. Profitant d'un vide juridique et du vieux principe «tout ce qui n'est pas interdit est autorisé», des sociétés comme BR-Performance proposent aux automobilistes désireux de gonfler leur voiture, ou simplement de moins consommer, de reconfigurer le logiciel de leur moteur. Coût de l'opération, selon les options choisies : entre 500 et 1 000 euros. Dans la zone grise de la réglementation, beaucoup d'acteurs de ce marché parallèle préfèrent rester discrets. Mais certains ont accepté de raconter leur travail à Libération.

Oubliez la caisse à outils, la combi bleue et les mains crasseuses : aujourd’hui, les fondus de vitesse s’apparentent à des ingénieurs et font de la mécanique en gants blancs. Tranquillement installés derrière leurs ordinateurs, ils hackent l’ordinateur sur roues qu’est devenue la voiture de Monsieur Tout-le-Monde pour booster ses performances. La sécurité routière et le respect des normes environnementales ? Pas leur problème, mais celui du conducteur, dont la responsabilité est pour l’heure seule engagée.

«Simple débridage»

Concrètement, un préparateur modifie la «cartographie moteur», c'est-à-dire le calculateur embarqué dans le véhicule, le cerveau de la voiture, qui effectue les réglages des parties mécaniques. C'est ce dispositif qui commande au moteur, entre autres, telle quantité d'air ou de carburant par injection. «La manière change, mais le principe reste le même, au lieu de prendre un tournevis et de bidouiller le carburateur, on télécharge un programme», témoigne un passionné. Le calculateur gère entre 30 et 50 paramètres qui, une fois modifiés, changent du tout au tout les performances de la voiture. «Sur un moteur diesel, il suffit de faire souffler le turbo plus fort», explique un préparateur. Exemple : pour une Volkswagen Passat diesel (au hasard) modèle B7 1,6 litre TDI de 105 CV, la reprogrammation peut faire gagner jusqu'à 65 CV et améliore les reprises.

Par quel prodige un tel gain est-il possible ? «La puissance affichée d'un moteur, c'est du vent, du marketing, affirme un préparateur de la région lyonnaise. Pour un moteur de 100 CV et un autre de 120, le constructeur ne va pas s'amuser à construire deux blocs différents. Il s'agit en fait d'un simple débridage.»Idem, dans certains cas, pour les systèmes antipollution. «Ces personnes sortent du compromis puissance-propreté établi par le constructeur, constate Johan Ransquin, expert automobile pour l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). C'est forcément au détriment de la lutte contre la pollution.» Impossible en revanche de chiffrer la différence d'émission entre une voiture d'usine et une voiture trafiquée. «Il faudrait faire du cas par cas», explique le spécialiste.

Ces systèmes antipollution sont ceux que Volkswagen reconfigurait, via le calculateur, pour passer les tests d'émission. Dans le milieu de la reprogrammation électronique, le géant de Wolfsburg a d'ailleurs acquis une réputation «un peu spéciale». Le groupe, en pleine tempête, est connu pour alléger ses dispositifs antipollution au profit de la fiabilité de ses moteurs, pierre angulaire de l'image de marque des voitures allemandes. Si certains professionnels de l'optimisation reconnaissent que les véhicules reconfigurés rejettent davantage de particules, de dioxyde d'azote et de CO², ils tiennent également à nuancer l'impact réel de ces modifications sur l'environnement et pointent du doigt les constructeurs.

«Plus le réglage est fin, meilleur sera le rendement, plaide un ingénieur moteur sur le point d'ouvrir sa propre société. Une voiture reconfigurée consomme moins, parce que son régime moteur est plus adapté.» Outre les performances, il affirme que ces manipulations augmentent la durée de vie et la fiabilité des moteurs. «A long terme, ils ne polluent pas plus. Un système comme la vanne EGR (pour "exhaust gas recirculation"), qui recycle les gaz d'échappement en les renvoyant dans l'admission d'air, asphyxie complètement un moteur.» L'EGR sert notamment à réduire les émissions de dioxyde d'azote. «C'est comme si, une respiration sur deux, je vous demandais de respirer dans un sac plastique. Forcément, le moteur dure moins longtemps.» Ces systèmes présentent, selon lui, un double avantage pour les constructeurs, qui produisent un moteur conforme aux normes et en tirent un profit commercial. «Les constructeurs ont intérêt à vendre deux moteurs qui ne tiennent que 100 000 kilomètres, au lieu d'un seul qui en tiendra 200 000, badine un expert en reconfiguration. Il serait intéressant de se pencher sur la pollution induite par la construction de deux moteurs au lieu d'un.»

Encore faut-il avoir le temps de faire 200 000 kilomètres au volant de ces véhicules sans accident. En effet, les systèmes de freinage et de direction ne sont pas concernés par les modifications électroniques, alors qu'il faudrait les adapter à l'augmentation de la puissance du moteur. «Le risque était réel il y a quelques années, répond un préparateur, mais les freins d'aujourd'hui sont largement capables d'encaisser ces gains de puissance, surtout sur les modèles concernés par les configurations les plus sportives.» Les amateurs avancent aussi que les changements visent surtout l'accélération et la reprise des voitures, et non une vitesse maximale. En clair, ils cherchent à rendre l'auto plus nerveuse, pas à établir des records.

«Illégal mais improuvable»

Selon BR-Performance, la pratique serait en train de largement dépasser les frontières du monde des amateurs de conduite sportive. «Notre clientèle s'ouvre à des gens qui recherchent un confort de conduite supérieur, comme avoir une accélération plus franche lors des dépassements par exemple. Il y a également beaucoup de conducteurs d'utilitaires d'entreprises qui veulent épargner leurs moteurs et baisser leur consommation. Ils cherchent à éviter de monter systématiquement dans les tours.» Sur Internet, on trouve même des offres de reprogrammation pour des tracteurs. Pour les clients avertis, la reconfiguration de sa voiture entre en ligne de compte dans le choix d'achat. L'astuce consiste à acheter un modèle d'origine moins puissant et moins cher que le haut de gamme, avant de le débrider. Pas sûr que les constructeurs apprécient. Sans parler des assureurs et de la maréchaussée.

Bien que très discrète - quasiment indétectable selon ses bénéficiaires -, la reconfiguration moteur catapulte de fait les conducteurs dans l'illégalité. Car les voitures ainsi modifiées ne sont plus assurées pour rouler sur «route ouverte» et devraient en théorie n'être utilisées que sur circuit. Les sociétés qui proposent ces optimisations font d'ailleurs signer une décharge en ce sens à leurs clients. Plus symbolique qu'autre chose. Sur quelques-uns des forums consacrés au sujet, beaucoup de mises en garde, mais très peu d'exemples de mésaventures avec les autorités. «Si un expert décide de rentrer dans le calculateur, détaille un ingénieur, un dispositif efface automatiquement les traces de l'intervention lorsqu'il essaie de se brancher sur le système. Circuler dans ces conditions est illégal, mais c'est improuvable.» Contactés, les ministères de l'Intérieur et des Transports (sous tutelle du ministère de l'Ecologie) n'étaient pas en mesure de répondre à nos questions.

La barrière de l'assurance n'effraie pas les propriétaires de voitures modifiées, de plus en plus nombreux à la franchir sans ciller. Le nombre de véhicules trafiqués en circulation est inconnu, mais va croissant. «Rien que pour la région lyonnaise, il y a cinq préparateurs qui proposent des reconfigurations électroniques, confie un connaisseur. En moyenne, chacun s'occupe de trois ou quatre voitures par jour.» Sans compter les amateurs qui se lancent directement dans le hacking de leur véhicule. «Le matériel nécessaire coûtait des milliers d'euros il y a dix ans. Aujourd'hui, à condition de savoir où chercher, on peut avoir le tout pour 500 euros.» Une acquisition d'autant plus facile que les constructeurs de calculateurs, qui équipent l'immense majorité des marques, sont six à dominer le marché : Bosch et Siemens (qui équipent Volkswagen et Audi), Magneti-Marelli, Delphi, Valeo et Denso.