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Plan social

L'Express : «Un assainissement de cet ordre, on ne s'en relève pas»

Les personnels du groupe L'Express ont vivement réagi après l'annonce par les syndicats du plan de son nouvel actionnaire Altice Media Group de supprimer 125 emplois. Ce dernier se dit ouvert à la négociation tout en visant la rentabilité de ses différentes activités médias dès 2016.
Exemplaires de l'hebdomadaire l'Express. (Photo AFP)
publié le 29 septembre 2015 à 7h05

«Nous sommes dans un moment chirurgical, l'heure n'est plus à l'homéopathie», affirme Christophe Barbier, médiateur schizophrène entre les rédactions du groupe L'Express et sa direction. Et pas de la chirurgie ambulatoire : outre le départ de 115 journalistes dans le cadre d'une clause de cession, Marc Laufer, et derrière lui Patrick Drahi (également actionnaire de Libération), souhaitent enclencher un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) dont la première mesure serait d'amputer le groupe L'Express de 125 postes supplémentaires. A l'annonce par les représentants du personnel, des sanglots dans la voix, du détail du plan, les salariés des fonctions dites «de support» – documentation, comptabilité, ressources humaines – sont consternés. 72 postes vont disparaître, dont des services entiers. Le PSE concerne également 24 postes de journalistes. Pour le seul hebdomadaire, les effectifs fondraient de 111 à 66 personnes. «Un assainissement de cet ordre, on ne s'en relève pas», prévient le grand reporter Vincent Hugeux.

«Ce matin, il s'est passé quelque chose de super», ose pourtant le rédacteur en chef de l'Express, Jacques Trentesaux, en préambule de l'assemblée générale tenue après le comité d'entreprise, censé lancer les négociations du PSE. «Super» : à première vue, le mot est fort, et certainement chargé d'une ironie douce amère, tant les mines sont graves. Les délégués syndicaux n'ont obtenu qu'un sursis : décaler le lancement du processus d'élagage du lundi au vendredi. Victoire infime, qui laisse toutefois de l'espoir aux journalistes et salariés dont les emplois sont menacés. «On a arrêté le Titanic», résume Jacques Trentesaux, également délégué syndical CFDT.

«Ils ont fait une erreur tactique en convoquant cette réunion un lundi, le jour du bouclage de l'Express, détaille le journaliste. La direction s'est exposée au risque immédiat de non-parution.» Une menace qui, d'après les responsables syndicaux, a conduit Marc Laufer à assouplir ses positons et à confesser une méconnaissance du groupe L'Express. Le patron de presse serait disposé à négocier : «Vous êtes en mesure d'obtenir des avancées rapidement», aurait-il déclaré, selon le délégué CFDT Laurent Vrbica.

La «vox populi» fera difficilement plier les «Drahi boys»

«Ils découvrent un rapport de force d'une nature qu'ils ignoraient, explique Vincent Hugeux, au mieux pour nous, c'est de la dissuasion du faible au fort.» Au jeu de la dissuasion nucléaire, il n'est pas certain que la «vox populi», comme la qualifie Christophe Barbier, fasse plier les «Drahi boys». En AG, les clivages apparaissent. Quand certains sont décidés à refuser en bloc le plan social, d'autres, dont la plupart des responsables syndicaux, considèrent à regret le PSE comme un mal nécessaire. «Je préfère arracher des concessions à la direction», déclare ainsi Laurent Vrbica. Pour l'heure, un durcissement des actions sociales n'est donc pas à l'ordre du jour. «Nous sommes dans un processus dynamique, plus dans une logique de blocage, analyse Vincent Hugeux, il faut garder nos bombinettes en réserve.»

La partie reste serrée. Dans l'entourage de Patrick Drahi, joint par Libération, on met en avant le mauvais bilan économique des publications et l'obsolescence de leur organisation : «La structure actuelle, conçue pour gérer plusieurs milliers de salariés, est devenue largement surdimensionnée. Il va falloir réinventer le mode de fonctionnement de ce groupe, ce qui n'a rien à voir avec le "carnage éditorial et humain" décrit par certains.» Un constat largement partagé par Christophe Barbier : «Il y a un vrai choc culturel entre ce groupe et le XXIe siècle. Ce n'est pas une question de degré, c'est une question de nature.» L'homme à l'écharpe rouge, soupçonné par certains de ne plus jouer le rôle de défenseur de la rédaction, soutenue par d'autres en tant qu'historique capable de défendre l'hebdo de feu JJSS et Françoise Giroud en danger, se veut rassurant sur la question des emplois : «Les chiffres annoncés par la direction sont faits pour être négociés à la baisse.» Quant à la filialisation de la régie publicitaire et de l'Etudiant, lucratif organisateur de salons, le maréchal (d'Empire) Barbier balaie les craintes de vente d'un revers de main : «L'Etudiant gagne de l'argent, donc l'actionnaire ne vendra pas.»

14 millions de pertes en 2015

En fin d'après-midi, l'ensemble du personnel a reçu un courrier de la direction du groupe Altice mettant notamment en avant la dégradation de la situation financière. Une situation « bien plus dégradée que ce que nous avait décrit l'actionnaire sortant [Roularta, ndlr] au début 2015», est-il écrit. Sur la période 2006-2014, les pertes cumulées du groupe s'élèvent à plus de 86 millions d'euros, pointe le texte. Elle devrait encore être de l'ordre de 4 millions d'euros en 2015, soit le double de la perte estimée en début d'année par l'ancien actionnaire belge Roularta. En ajoutant le coût de la clause de cession qui a déjà permis le départ de 115 journalistes volontaires, le trou pour cette année devrait avoisiner les 14 millions. Altice précise également que la situation est bien plus dégradée que celle qu'on lui avait annoncée avec «des chiffres d'abonnements et de diffusion en réalité très inférieurs aux chiffres publiquement annoncés, une situation que nous avons dénoncée et corrigée». Altice Media Group n'en vise pas moins un objectif de rentabilité dès 2016 pour chacune de ses filiales : GAM (ex-Express-Roularta), Libération et la chaîne d'information en continu israélienne i24news.

Au-delà de la colère, les salariés de la rue de Châteaudun éprouvent doutes et déceptions à l'endroit du nouvel actionnaire. «Nous ne savons toujours pas pourquoi Patrick Drahi a racheté l'Express», vitupère une salariée exaspérée. «Pour l'instant, on a le droit à un discours du genre "on ne peut pas en parler pour l'instant, mais vous allez voir ce que vous allez voir"», regrette Laurent Vrbica. Même si Christophe Barbier promet de dévoiler une partie de cette stratégie dès vendredi, le plan social, pour des employés qui espéraient de Patrick Drahi qu'il mette à disposition ses moyens au service d'une relance du groupe, est une véritable désillusion. «Une Drahison», détourne le compte Twitter «Alerte à l'Express» dédié à la crise. «Nous savions qu'un PSE se préparait, embraie Jacques Trentesaux, mais attendions de voir avec quel projet. La logique, c'est de faire de l'argent.»

Impliquer le gouvernement

Les salariés espèrent calmer les ardeurs de Patrick Drahi à la tête de SFR-Numericable et du patron de sa nouvelle branche presse écrite Marc Laufer, en jouant sur le statut d’opérateur télécoms de la nouvelle maison mère du groupe L’Express. Quitte à impliquer le gouvernement. Le calcul – risqué – est que l’exécutif, dont les bonnes grâces sont indispensables au développement des activités de télécoms de Patrick Drahi, interfère en faveur de la préservation des emplois. Un entretien des représentants de L’Express avec Fleur Pellerin, ministre de la Culture et de la Communication, est prévu jeudi, tandis que le processus d’attribution de nouvelles fréquences 4G pour la téléphonie mobile bat son plein.