Lorsque l’on fait face au bâtiment qui abrite le studio Amplitude, à deux pas du métro Daumesnil à Paris, la façade un peu morne ressemble au siège social d’un groupement d’actuaires. Et quand on pénètre dans leurs locaux, à l’avant-dernier étage, ça ne s’arrange pas. Dans un silence studieux se serrent 45 personnes scotchées à leur écran. On pourrait se croire dans une quelconque société de service en informatique. Il faut regarder ce qui se passe sur les écrans où se côtoient vaisseaux spatiaux, générateurs de planètes et autres créatures fantastiques pour constater qu’ici, on crée des jeux vidéo.
Et pas n'importe lesquels. Endless Space (2012) et Endless Legend (2014) sont tous deux devenus des références mondiales dans le genre des jeux de gestion et stratégie en tour par tour, autrement appelé «4 X» (pour exploration, expansion, exploitation et extermination). «C'est vrai qu'on n'est pas le studio le plus rock 'n' roll de Paris, admet Mathieu Girard, cofondateur d'Amplitude. Quand on bosse, on bosse.» C'est qu'il a fallu bosser pour en arriver là, et ils n'avaient pas vraiment le droit à l'erreur. Autofinancé à 100 %, Amplitude ne peut compter que sur les recettes de ses productions pour subvenir à ses besoins. C'est le destin de ceux qui choisissent la voie de l'indépendance totale, et Amplitude est devenu pour le mouvement indé une success story emblématique. Ce n'est pas un simple coup du hasard, mais le fruit d'une stratégie minutieuse, qui vaut bien celle employée par leurs joueurs pour venir à bout des jeux.
1. Opérer une bonne reconnaissance du terrain
Nous sommes en 2010. Mathieu Girard et Romain de Waubert de Genlis travaillent à Ubisoft. Ils ont déjà chacun derrière eux une longue expérience, balisée de titres et de licences reconnues comme Battlefield, Might and Magic ou Ghost Recon. Mais ils sont accros, en tant que joueurs, à un genre en particulier : la stratégie. «A l'époque, il n'y avait vraiment pas grand-chose, se souvient Romain de Waubert de Genlis. Soit on attendait le nouveau Civilization, tous les cinq ou six ans, soit on s'essayait aux autres titres moins ambitieux, parfois assez bons, mais souvent arides. Bref, quand tu voulais ton fix de jeux de stratégie dans l'année, c'était compliqué.» Surtout, ils rêvent de retrouver les sensations vécues dans les années 90 avec la licence Master of Orion, qui proposait au joueur rien de moins que la conquête de l'espace. Avec leur savoir-faire, ils sont persuadés de pouvoir créer une expérience de ce niveau. Ils essaient de vendre le projet en interne, mais il n'entre pas dans la politique éditoriale d'Ubisoft : le genre ne s'adresse pas à un public de masse. Les deux créateurs réalisent alors que ce qui est rédhibitoire pour un des principaux éditeurs mondiaux peut être un atout pour eux. Le calcul est simple : s'ils vendent 60 000 jeux, sans intermédiaire autre qu'une plateforme de vente en ligne, ils sont rentables. Le chiffre n'est pas négligeable, mais ils peuvent y arriver. Ils réunissent alors une petite équipe, mettent leurs économies en commun, taxent leurs proches (on appelle ça le love money) et, avec un budget de 650 000 euros, emménagent à onze dans leurs locaux en mars 2011.
Deuxième gros titre du studio, «Endless Legend» se déroule dans un univers d’heroic fantasy. 600000 joueurs s’y sont frottés. (Photo Amplitude)
2. S’assurer d’un soutien logistique
Pour se lancer dans une telle aventure, il faut avoir accès aux ressources nécessaires. En 2011, les deux partenaires fondamentaux du jeu vidéo indépendant commencent à trouver leurs marques. Le premier, c'est Unity, un moteur de jeu performant et abordable. Jusqu'alors, les modèles les plus évolués de ce type de logiciels qui permettent d'intégrer les différents éléments d'un jeu (graphisme, gameplay, intelligence artificielle, etc.) étaient hors de prix pour les petites structures. Unity a changé la donne et permis l'émergence de jeux ambitieux dans des structures indépendantes. Aujourd'hui, près d'un développeur de jeux vidéo sur deux l'utilise. Le second soutien clé s'appelle Steam, la principale plateforme de vente de jeux dématérialisés, lancée en 2003 par le studio Valve (Half-Life, Counter-Strike). Il lui a fallu quelques années pour s'imposer, mais elle est devenue incontournable pour toutes les productions indé sur PC. Pour les deux fondateurs d'Amplitude, c'est déjà un partenaire. «On avait bossé avec Valve pour le lancement de nos jeux précédents chez Ubisoft, explique Mathieu Girard. On savait donc qu'on avait le canal de distribution idéal et qu'ils allaient nous accompagner.» Ce fut le cas.
En mai 2012, Endless Space est disponible à la vente en version alpha, c'est-à-dire alors même qu'il n'est pas officiellement terminé. La pratique est aujourd'hui presque devenue la norme (on appelle ça sortie anticipée, ou early access en VO), mais, à l'époque, c'est une première. Les joueurs découvrent le successeur annoncé de Master of Orion. Tous les codes du «4 X» sont là. On y contrôle une civilisation qui va devoir étendre son influence dans la galaxie en prenant le contrôle de systèmes solaires. Une fois dans le jeu, on n'en sort plus. Pour faire progresser son empire, il faut gérer d'innombrables paramètres (qui vont du bonheur de sa population à la puissance de sa flotte en passant par les progrès scientifiques et les relations diplomatiques) et, pour gagner, la suprématie n'est pas la seule option. La victoire peut aussi être, entre autres, économique, diplomatique ou symbolique, en réussissant à bâtir la merveille ultime (type de construction récurrent du genre).
3. Avoir une confiance aveugle en ses troupes
La niche visée par le jeu d'Amplitude s'avère très vite plus importante que prévue. Cette version de travail séduit à elle seule entre 50 000 et 60 000 passionnés du genre. C'est-à-dire qu'avant même la sortie officielle d'Endless Space, le studio est pratiquement rentré dans ses frais. Encore une fois, il ne s'agit pas ici d'un providentiel bouche-à-oreille. Un mois avant la sortie anticipée, Amplitude a mis en ligne sa plateforme Game2gether. Le but : fédérer une armée de joueurs et proposer à ces soldats de participer directement à la conception du jeu. «C'est quelque chose qui faisait partie intégrante du projet dès l'origine, assure Romain de Waubert de Genlis. On avait besoin des joueurs à tous les niveaux. D'une part pour s'assurer que notre premier 4 X allait être un bon jeu et, d'autre part, il nous fallait un soutien communautaire fort pour compenser notre très faible budget marketing. Ça ne sert à rien de faire un bon jeu si personne ne sait qu'il existe.»
Mais construire ex nihilo une communauté n'a rien d'évident. Ils sont donc allés recruter eux-mêmes des joueurs influents sur divers forums spécialisés. Une vingtaine d'entre eux ont répondu présents, séduits par le projet et le pedigree des créateurs. Et également par la promesse que cette collaboration n'aurait rien d'un gadget. «Ça demande une implication de tous les jours, explique Mathieu Girard. Il faut donner un cadre, partager des informations, réagir aux propositions et les intégrer au fur et à mesure.» Le pari est risqué - il n'y a rien de pire qu'une plateforme communautaire vide - mais il est très vite gagné. Vingt-quatre heures après son lancement, Game2gether compte déjà 2 000 inscrits, puis 20 000 quelques semaines plus tard. Bilan : lors de sa sortie officielle, en août, la «niche» de joueurs répond présent. Et elle compte finalement plus de 800 000 personnes.
4. Cultiver une vision à long terme et un sens de l’impro
Cette sortie n'est que le début pour Amplitude. Le studio se lance très vite dans un nouveau jeu 4 X, mais qui se déroule cette fois-ci dans un contexte fantastique. S'il est très différent du premier, Endless Legend partage le même univers, la même mythologie qu'Endless Space. Un grand écart revendiqué entre la science-fiction et le médiéval fantastique : «Ça nous permet de sortir des deux archétypes d'univers que sont le Seigneur des anneaux et Game of Thrones. Et puis on avait adoré travailler sur l'univers d'Endless Space, on ne voulait pas le lâcher.»
(Photo Amplitude)
Pour faire le lien entre les deux œuvres, ils sortent, fin 2013, en early access un petit jeu : Dungeon of the Endless. L'idée leur est venue lors d'une soirée un peu trop arrosée (eh oui, même quand ils s'amusent, ils bossent), où ils se sont mis en tête d'explorer un genre complètement différent, le rogue like (exploration d'un donjon où la mort est définitive et impose de repartir à zéro). L'accueil est encore une fois enthousiaste, et ils décident de prendre le temps afin de peaufiner ce jeu de transition, qui sortira en version définitive après dix-huit mois de développement. Ce qui n'était au départ qu'un «petit jeu» de transition s'est déjà écoulé à 300 000 exemplaires et vient de sortir en version iPad.
Presque sans surprise, Endless Legend, qui sort en version définitive en septembre 2014, trouve son public. 600 000 joueurs s'y sont essayés et ont découvert un jeu encore plus abouti que le premier en terme de design et d'interface. Prometteur pour Endless Space 2, actuellement en cours de développement et qui devrait se dévoiler au printemps 2016. Ensuite ? «On ne s'interdit rien, avance Mathieu Girard. On ne se limite pas a priori au 4X et à l'univers Endless. Même si, c'est vrai, on a encore envie de l'explorer, et on reste accro à la stratégie.» Gagnante, la stratégie.