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Musée de l’Homme : retour aux origines

Inauguré par François Hollande ce mercredi, l’établissement rouvre ses portes sur une exposition permanente riche de pièces inestimables.
Le crâne ornée de coquillages de la dame de Cavillon. (Photo Christophe Maout pour "Liberation")
publié le 14 octobre 2015 à 19h16

Planté devant la vitrine en arc de cercle, dans une alcôve obscure un peu à l’écart de la lumière et du bruit, vous sentez l’émotion vous prendre. Bien en face de vous, à hauteur d’œil, un crâne, rongé sur le front, accompagné de sa mâchoire inférieure, vous toise. C’est Cro-Magnon. Le vrai. Le fossile d’un homme assez âgé, qui vivait près de la Dordogne il y a 28 000 ans. Une date à mi-chemin entre la grotte Chauvet et celle de Lascaux, les deux chapelles Sixtine des chasseurs de rennes et tailleurs de silex, sculpteurs de la Vénus de Lespugue, qui trône dans une colonne vitrée. A gauche, un crâne orné d’une résille de 200 coquillages et coloré d’ocre : la dame de Cavillon (l’ex-homme de Menton). Et celui de la femme de l’abri Pataud (Eyzies-de-Tayac). A droite, des Néandertaliens : l’homme de la Ferrassie, celui de la Chapelle-aux-Saints, l’enfant du Pech-de-l’Azé. La mise en scène invite à la méditation sur les centaines de siècles nous séparant de ces hommes. Identiques à nous, pour Cro-Magnon, ou cousins dont nous portons une part, pour les Néandertaliens, comme l’ont révélé les analyses du génome de l’homme de Néandertal en 2009 (1).

Ancêtres. Incrédule, on se tourne vers Dominique Grimaud-Hervé et Valérie Kozlowski, la préhistorienne et la scénographe responsables de cet «Abri des ancêtres», l'un des joyaux de la grande exposition du musée de l'Homme qui rouvre ses portes au public le 17 octobre. «Ce sont les vrais, pas des moulages ?» On sent dans l'acquiescement tout à la fois une fierté indicible et un mouvement qui le contredit. Il révèle que les scientifiques, les muséographes et la direction du musée se sont vigoureusement écharpés. Logique, normal, éthique.

Le dilemme ? Piocher dans les collections scientifiques du musée de l’Homme ces pièces connues du monde entier, symboles de la recherche de nos origines, c’est dire au visiteur qu’il peut, comme les chercheurs, avoir le contact direct avec ce passé lointain et fascinant. Aucun musée dans le monde n’a pris le risque d’une offrande aussi vaste. En le prenant, le musée de l’Homme est certain de faire retentir la nouvelle de sa réouverture et de drainer vers le palais de Chaillot, le site d’où des millions de touristes photographient la tour Eiffel, la marée des visiteurs.

Un risque toutefois atténué. Non seulement par la technologie protectrice des vitrines, mais également par une précaution préalable. Avec sourires entendus et sur l’air de «vous allez voir», Dominique Grimaud-Hervé et Evelyne Heyer, généticienne et professeure au Muséum national d’histoire naturelle (établissement dont fait partie le musée de l’Homme), rétorquent que, bien sûr, les prélèvements ont été faits. De petits morceaux d’os, réduits ensuite en poudre, puis traités pour en extraire l’ADN. Et de promettre des publications prochaines, tout en en réduisant la portée. Pour l’instant, l’ADN trouvé est surtout bactérien et très peu humain. Mais la technique évolue. Elle permettra demain de mieux les séparer et d’étudier le génome de ces fossiles précieux afin de mieux comprendre leur - et notre - histoire.

L'Abri des ancêtres n'est qu'une toute petite partie de la grande exposition permanente du musée de l'Homme. Une offre culturelle de très haut niveau, fondée sur les collections anciennes et nouvelles (en ethnologie) constituées par les scientifiques d'hier et d'aujourd'hui (2). Elle lui redonne le lustre que le musée n'aurait jamais dû perdre, abandonné durant plus de trente ans par des gouvernements sourds à cette exigence : pour mieux décider où nous irons, il vaut mieux savoir qui nous sommes et d'où nous venons. C'est à ces questions que, sur 2 500 m2, répondent 1 800 objets tirés des collections, 80 écrans, jeux, films, vidéos, des expériences (sentir la cuisine, toucher un buste ou serrer la main d'un chimpanzé, écouter de la musique), regarder défiler Dakar à travers les vitres d'un autocar sénégalais projetées sur des écrans… mais aussi des médiateurs, présents tous les jours pour dialoguer avec les visiteurs.

Crâne de Descartes. Des réponses dont le trait principal, explique Evelyne Heyer, commissaire générale de l'exposition, est de s'ancrer dans un triptyque : «Nous avons une origine biologique, nous nous inscrivons dans une histoire évolutive et culturelle, et cette histoire a transformé la nature et nous-mêmes.» Nous sommes un corps, racontent ses morceaux (œil, oreille, squelette) dont la fabrique révèle nos liens avec l'histoire du vivant. Le visiteur sera saisi par les cires anatomiques d'André-Pierre Pinson, du XVIIIe siècle. Hier cachées dans les réserves «comme 90 % des objets que nous montrons dans cette exposition», se réjouit-elle.

Nous sommes des animaux, disent ainsi des chimpanzés ou des oiseaux naturalisés, piochés dans les réserves du muséum. Nous sommes des penseurs, souligne le crâne de Descartes - oui, le vrai, là aussi - qui trône en vitrine, parmi les traces des mille et une façons de penser différentes chez les humains. Mais également en regard d’appareils cognitifs de poulpe, de crocodile du Nil ou encore de rat. Mais l’homme, lui, vit, meurt… et en a conscience. De manières diverses - comme le montrent l’habit de divination mandingue ou la machine française à lire les lignes de la main - mais universelles. Car partout, qu’il s’agisse des contrées hier «exotiques» ou du massif Central, l’homme est un être social.

Le message du musée de l'Homme est net. En traitant les bustes de Marianne, du général de Gaulle et de Molière comme une coiffe amérindienne ou des objets de rites d'initiation africains, il montre comment nous nous construisons des identités «emboîtées» - femme ou homme, de tel groupe faisant partie d'un ensemble plus vaste - qui créent en permanence de la société dans un processus universel où emblèmes de pouvoirs et symboles sont omniprésents. Les enfants, et les grands, pourront également jouer à retrouver les différentes manières de «faire famille» de par le monde. Nous sommes aussi des singes parlants, détaille une vaste tapisserie murale, montrant la localisation des 7 000 langues reconnues. Une diversité où le culturel et le biologique se mêlent, comme le montre un magnifique ensemble d'une centaine de bustes. Des moulages sur vivants «en plâtre souvent, d'où les yeux fermés», explique Evelyne Heyer. Et des sculptures de Charles Cordier (1827-1905) où les ornements et habits indiquent que le corps nu n'est pas la seule source des différences entre individus et populations.

L'histoire évolutive qui a produit la diversité actuelle fait l'objet du parcours chronologique qui balaye les sept derniers millions d'années. Des reproductions de fossiles d'australopithèques (la célèbre Lucy) aux peintres de la dernière glaciation, il casse la vision, encore souvent partagée, d'une évolution linéaire pour indiquer à l'inverse «le buisson» des espèces ayant coexisté. Comme «après le changement de climat vers - 2 millions d'années, d'un côté les paranthropes et de l'autre les Homo», précise Dominique Grimaud-Hervé. A ce changement, les premiers répondent par une robustesse accrue de leur système masticatoire, broyant des végétaux plus coriaces. Les seconds par l'acquisition d'un comportement omnivore, charognard d'abord, puis chasseur, développant leurs activités techniques et sociales… ainsi que leur cerveau.

Il y a dix mille ans, cette évolution débouche sur «la révolution néolithique, l'invention de l'agriculture». La révolution qui crée l'Anthropocène, pour Evelyne Heyer, et imprime des marques indélébiles. Sur les paysages et les végétaux par leur mise en culture. Sur les animaux par la domestication. Sur le destin de l'ensemble des écosystèmes par la première explosion démographique, mère de celle en cours depuis deux siècles. Ce refaçonnage de la nature transforme également l'homme, comme le montrent objets, écrans, dispositifs muséaux divers, dont les magnifiques relevés grandeur nature des fresques du Tassili par l'équipe de Henri Lhote dans les années 30. Lesquelles seront changés «tous les trois mois, afin de limiter leur exposition à la lumière», indique Evelyne Heyer.

Transhumanisme. Où allons-nous ? C'est le sujet de la troisième partie du parcours, où le temps s'accélère. La seconde explosion démographique, l'irruption de la technologie, les menaces sur la biodiversité et les ressources naturelles, la mondialisation et la résistance de la diversité. La yourte mongole mêle traditions et modernité avec son antenne parabolique, montrant que la construction des identités se poursuit. Les prothèses médicales montrent «l'homme réparé», tandis que les figurines connues des enfants (l'inspecteur Gadget, Iron Man, Popeye ou Spider-man) lancent la réflexion sur «l'homme augmenté et le transhumanisme», précise Evelyne Heyer. La généticienne commente l'appareil d'échographie portable : «L'objet qui contribue à l'avortement sélectif des femmes en Asie, produisant plus de 90 millions d'hommes potentiellement sans compagne.» Une bonne exposition, dit-on chez les muséographes, incite à l'approfondissement, au débat. Pari réussi.

Après plus de six ans de travaux, d'un coût total de plus de 90 millions d'euros, Paris retrouve un de ses joyaux culturels. Dans un musée de l'Homme qui porte dans son patrimoine la résistance intellectuelle à l'occupation nazie et la critique de la colonisation, François Hollande inaugure aujourd'hui cette nouvelle exposition permanente. L'occasion d'un discours républicain, attendu après le dérapage de Nadine Morano sur «la race blanche».

(1) Néandertal, à la recherche des génomes perdus, de Svante Pääbo, éd. Les liens qui libèrent, 24 €, 391 pp. (2) Le musée de l'Homme possède plus de 700 000 objets de préhistoire, 30 000 d'anthropologie biologique, et 6 000 sur l'usage et la transformation de la nature.