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Anticipation et réalité : le mélange des sciences

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Les fantasmes et la peur véhiculés par les œuvres de SF pourraient, selon certains scientifiques, nuire à la recherche.
«Retour vers le futur» (Photo Collection Christophe L. Universal Pictures)
publié le 19 octobre 2015 à 19h56
(mis à jour le 12 novembre 2015 à 12h19)

Anticiper le futur est une bonne idée pour gérer le présent. Mais la science-fiction est-elle uniquement de l'anticipation ? Non : où serait alors la création littéraire ? Surtout, lorsque dans une discussion de laboratoire entre scientifiques, l'un d'entre eux lâche, avec le sourire ou d'un air grognon, «là, c'est de la science-fiction», c'est qu'il considère que ce qui est ainsi «anticipé» n'adviendra pas. Du moins dans un futur prévisible. Curieusement, cette distinction pèse lourd dans les débats sur l'usage des technologies ou l'orientation des recherches publiques et privées.

Dans le numéro d'octobre de la Recherche, trois scientifiques (1) s'élèvent «violemment» contre «la banalisation de l'idéologie transhumaniste». Ce truc de SF qui conduit quelques ultra-riches, voire les dirigeants de Google, à offrir des milliards aux scientifiques promettant l'immortalité.

Mentats. La crainte des chercheurs ? «La peur des dérives suscitées par les partisans du transhumanisme risque en effet de provoquer des réactions sociétales qui vont à l'encontre des développements technologiques.» François Berger, l'un des signataires, est neurologue et il conduit des recherches à Clinatec (Grenoble) où les nanotechnologies sont mobilisées pour s'attaquer au cancer ou aux maladies neurodégénératives (2). On y travaille sur un exosquelette qui serait commandé par le patient à l'aide de ses ondes cérébrales captées par un implant permanent sous le crâne.

Horreur, c'est l'homme augmenté et déshumanisé de la SF ! Celle des «Mentats» de Dune (Frank Herbert) aux humains bourrés d'implants nanotechs et pourtant réduits à parasiter une galaxie soumise aux machines conscientes et intelligentes de Gregory Benford dans le Cycle du centre galactique. Si la crainte des chercheurs ne s'est pas réalisée - Clinatec fonctionne -, il n'est pas interdit de s'interroger. Dans un monde où les idéologies religieuses, et notamment dans leurs versions les plus archaïques, ont le vent en poupe, la médecine pourrait se voir couper l'accès à de puissantes technologies sous prétexte qu'elles pourraient asservir l'homme en bonne santé.

Bétail étiqueté. Des physiciens ont survendu les nanotechnologies, avec un discours hype hérité de la SF. Ils se sont retrouvés devant la crainte de machines autoreproductrices dévorant la Terre et l'humanité. Les informaticiens se voient accusés de préparer une intelligence artificielle qui remplacerait les hommes. Les puces RFID de favoriser la transformation des hommes en bétail étiqueté… Le risque de ces confusions ? Se tromper de débats.

Parmi les techniques médicales liées à la naissance, celle que personne ne critique, l'échographie, participe à l'avortement sélectif des filles, par dizaines de millions en Asie. De quoi déstabiliser des sociétés et donner raison au Premier Siècle après Béatrice d'Amin Maalouf. Alors que les débats philosophiques sur la procréation médicalement assistée, à la suite du premier «bébé éprouvette», ont fait couler des torrents d'encre prédisant la fin de la reproduction naturelle, laquelle demeure la règle, la PMA, encadrée, étant restée marginale.

L'affaire est donc délicate. Dans l'imagination littéraire des auteurs de science-fiction et celle des scientifiques se mêlent des anticipations réalistes et des sauts par-dessus le réel ou ce qu'en connaît la science (lire aussi page 6). Les premières peuvent légitimer des débats publics, voire des décisions politiques pour en écarter les futurs non souhaités à l'aide de lois ou de règles. Les secondes peuvent servir de base à des discussions philosophiques ou à de purs jeux de l'esprit. Mais ne doivent surtout pas être confondues avec les premières.

(1) François Berger, Franck Lethimonnier et François Sigaux : «Tuer la mort est un crime contre l’humanité».