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reportage

En Corée du Sud, les rudes saisons de recrutement

Les «chaebols» comme Samsung, qui dominent l’économie du pays, organisent des tests d’embauche géants deux fois par an. Un passage obligé pour les jeunes.
Le test de Samsung attire 100 000 jeunes deux fois par an. Seo Chang-seok passe ce week-end les tests des conglomérats, CJ et SK. (Photo Christophe Nivaggioli)
publié le 23 octobre 2015 à 18h56

Malgré son look décontracté avec sa casquette à l’envers et son ample chemise à carreaux, Seo Chang-seok a du mal à dissimuler son stress. Cet étudiant en master d’économie, qui vient de plancher pendant plus de deux heures sur les épreuves du concours d’entrée chez Samsung, aura à peine le temps de souffler cette semaine. Ce week-end, il tentera sa chance auprès de deux autres conglomérats sud-coréens : CJ samedi et SK dimanche. En tout, Seo Chang-seok, 26 ans, enverra sa candidature à une quarantaine de grandes entreprises.

En Corée du Sud, l'automne et le printemps ne sont pas uniquement connus pour leurs températures clémentes et leurs jolis paysages. Ce sont aussi les «saisons de recrutement» des employés en début de carrière. Deux fois par an, les groupes sud-coréens organisent des vagues d'embauches, selon un système spécifique au pays et à son voisin japonais. Très convoités et offrant des conditions de travail bien meilleures que les PME, les chaebols continuent d'être le symbole de la réussite sociale. Deux fois par an, 100 000 jeunes passent le GSAT, le test d'aptitude de Samsung, première étape d'un long processus de recrutement (épreuve écrite, entretien oral individuel et collectif…).

«Le chômage est très mal vu»

D'après les estimations du quotidien Joong-ang Ilbo, le conglomérat Hanwha (dont les activités s'étendent de la défense aux assurances, en passant par la chimie) aurait prévu d'embaucher cette année 5 700 recrues. Quatre mille jeunes devraient faire leur entrée chez Samsung, le même nombre chez Hyundai Motor, près de 2 800 chez Posco, le géant de l'acier, et 2 100 chez LG.

Seo Chang-seok aurait pu finir ses études en février, il avait validé tout son cursus. Mais il a préféré s'inscrire à un cours supplémentaire pour conserver son statut d'étudiant le plus longtemps possible. «Personne ne le dit officiellement, mais tout le monde sait qu'il est très mal vu de passer par la case chômage. Il est très courant de s'attarder à la fac tout en cherchant son premier emploi.» Bien qu'inscrit à Yonsei, l'une des trois plus prestigieuses universités du pays, Seo Chang-seok a été recalé partout où il a postulé lors des deux précédentes sessions. Il était pourtant arrivé tout près du but chez SK, passant avec succès les trois premières étapes, avant d'être éliminé au quatrième entretien. Ce dimanche, il devra recommencer à zéro pour tenter à nouveau d'intégrer ce géant de la télécommunication.

«On ne m'a pas expliqué pourquoi je n'ai pas été pris. Mais je sais que l'un de ceux qui ont été choisis avait passé un certificat en gestion du personnel. C'est probablement ce qui a fait la différence», dit-il avec amertume. Pour se démarquer des concurrents, il est devenu d'usage de multiplier les formations parallèles et les diplômes, regroupés sous le néologisme «specs», comprenez «qualifications». Kim Woo-joo, 25 ans et titulaire d'une licence d'économie, a ainsi inscrit sur son CV une foultitude d'acronymes bien connus des Sud-Coréens : TOEIC, OPIC, DELF, FLEX et GCU, respectivement censés prouver ses capacités en anglais, en français et en informatique. «Comme je n'avais pas d'excellentes notes à l'université, j'ai essayé de parfaire mon profil par ce biais-là.»

«Bachotage»

Certains de ces diplômes sont obligatoires pour pouvoir postuler auprès des grandes entreprises. Avec ses exercices de mathématiques et de logique, l'épreuve rappelle un test de QI. Ici, on ne juge pas la créativité. Le maître mot est la rapidité. Dans sa forme comme dans son importance, le test d'entrée chez Samsung rappelle fortement le suneung, baccalauréat sud-coréen composé de QCM et pour lequel les écoliers travaillent d'arrache-pied pendant toute leur scolarité. Dans les deux cas, bachotage et cours du soir dans des instituts privés sont de mise.

Dans le riche quartier de Gangnam, à deux pas du siège de Samsung Electronics, l'académie Hackers promet à ses ouailles de les aider à intégrer l'entreprise de leurs rêves. Les cours, répartis dans six bâtiments, s'intitulent «anglais», «chinois», mais aussi «Samsung», «CJ» ou encore «Hyundai». L'académie fournit aussi des conseillers d'orientation sur demande afin d'accompagner les jeunes dans leur entrée dans la vie active. Pour le cours Samsung, comptez 190 euros par mois pour trois leçons hebdomadaires. «Auparavant, les étudiants s'inscrivaient surtout pour notre semaine de révisions intensives juste avant le concours. Mais comme la compétition augmente, les étudiants se préparent désormais des mois à l'avance, note Kim So-won, qui enseigne depuis sept ans. Mes étudiants sont rongés par le stress. Je leur apprends surtout à gérer leur temps et à maximiser leurs chances en se concentrant sur leurs points forts.»

Kim Min-cheol, 26 ans, est étudiant en ingénierie électronique à l'université de Hongik. Ces deux dernières années, il estime avoir dormi en moyenne cinq heures par nuit et dépensé environ 2 000 euros pour sa recherche d'emploi. «Des fois, je me demande pourquoi je fais tout ça. En tant que futur ingénieur, est-ce que j'ai vraiment besoin de ce certificat d'aptitude en anglais ? Ce qui me rend le plus nerveux, c'est que je ne sais pas comment les recruteurs vont choisir entre mes camarades et moi, car on a vraiment des CV similaires. Je pense qu'ils devraient s'intéresser un peu plus à notre personnalité et à ce qui nous différencie les uns des autres. Ce système récompense surtout le bachotage.» Cette critique, qui a gagné du terrain au fil des ans, a poussé les grandes entreprises à modifier légèrement leurs procédures de recrutement. Ainsi, depuis l'an dernier, Samsung demande aux candidats d'envoyer un essai en même temps que leur CV. L'idée : donner l'occasion aux jeunes de s'exprimer et ne plus les juger uniquement sur des QCM. De son côté, LG assure ne plus mettre l'accent sur les «stages, activités bénévoles et autres récompenses». «Nous ne voulons pas encourager les jeunes à se construire un profil qui n'a aucun rapport avec leur future carrière», explique Claire Jang, de l'équipe de communication chez LG. Malgré ces engagements, les bancs de l'institut Hackers ne désemplissent pas.

«Tentaculaire»

Quand le taux de chômage des jeunes a atteint les 10,2 % en juin, un seuil qui n'avait pas été égalé depuis 1999, au lendemain de la crise financière asiatique, la présidente Park Geun-hye s'est tournée vers les chaebols, qui dominent l'économie sud-coréenne, pour leur demander un coup de pouce. Samsung s'est alors engagé à créer 30 000 postes à destination des jeunes d'ici à 2017. Le gouvernement a prévu de dépenser 30 millions d'euros pour encourager les conglomérats à former, puis recruter de jeunes demandeurs d'emploi. «Et s'ils ne peuvent les embaucher à l'issue de leur formation, ils devront les mettre en contact avec leurs PME partenaires», rapportait le quotidien Joong-ang Ilbo fin septembre.

Pour justifier le recours à ce genre d'épreuves d'excellence à grande échelle, les Sud-Coréens aiment à invoquer la tradition. Dès le Xe siècle, en effet, dans les palais royaux, les représentants de la fonction publique étaient déjà sélectionnés via un grand examen national. Sur le site du groupe Samsung, qui refuse toute interview au sujet de ses méthodes de recrutement, on apprend que le système actuel remonterait à 1957. «L'idée était de choisir de façon impartiale, sans se baser sur d'éventuelles relations personnelles ou encore sur les origines familiales.»

«Pour un groupe tentaculaire comme Samsung, qui comprend près de 70 filiales, le recrutement centralisé est surtout le moyen le plus efficace de dénicher les meilleurs éléments», commente Park Sang-in, économiste spécialiste des conglomérats sud-coréens. D'après ce dernier, le système de recrutement des chaebols ne fait que refléter la structure de l'économie du pays. «Le groupe Samsung représente près de 20 % du PIB sud-coréen, mais emploie à peine 1 % des travailleurs. D'où le caractère prestigieux et très compétitif de ses postes. Le jour où notre économie sera moins concentrée et où les employés de PME bénéficieront des mêmes avantages que ceux des grandes entreprises, le recrutement sera plus équilibré, et donc plus raisonnable.»