«Il faut nous réinventer et très vite.» Stéphane Parizot, rédacteur en chef d'Euronews, reçoit dans son nouveau bureau vitré, avec vue sur toute la rédaction «news». Une odeur de neuf déborde de sa porte de verre. Les 800 salariés de la chaîne européenne - dont 400 journalistes - ont déménagé, début octobre, dans leurs nouveaux locaux très design de Lyon Confluence. Impossible de rater l'imposant cube vert pomme signé du cabinet d'architectes Jakob + MacFarlane. Depuis le pont futuriste Raymond-Barre qui enjambe le Rhône et relie Gerland au nouvel écoquartier en plein essor, la silhouette de ce bâtiment de six étages à 50 millions d'euros capte le regard.
Depuis ses débuts en 1993, la chaîne était installée à Ecully en banlieue lyonnaise. «Personne ne savait où nous étions, on nous pensait à Paris ou à Bruxelles. On manquait de visibilité», explique le rédacteur en chef. Le maire de Lyon, Gérard Collomb, se félicite : «C'est important pour la ville d'avoir des institutions internationales comme Euronews ou Interpol.» Le rédacteur en chef croit à cette relance par la pierre. «Ce bâtiment est l'outil de travail qui nous permettra d'atteindre nos ambitions.» Objectif ? «Devenir les premiers en tout.»
Il y a du travail. Car il n'y a pas que son QG qui manquait de visibilité. Sur les écrans aussi, Euronews peine à trouver sa place au milieu des chaînes d'info en continu qui ont fleuri ces quinze dernières années. La chaîne est pourtant née avec une cuillère d'argent dans la bouche. Pensée à ses origines comme un service public paneuropéen, elle était surtout financée par une kyrielle de chaînes publiques européennes actionnaires et des subventions de Bruxelles. Présente dans de nombreux bouquets, une partie de son audience est garantie par les chaînes partenaires qui lui donnent une fenêtre de diffusion. En France, Euronews bénéficie d'un créneau quotidien de trente-cinq minutes à 6 heures du matin sur France 3. Mais malgré sa présence dans 158 pays et une diffusion en 13 langues, elle ne compte que 4,4 millions de téléspectateurs quotidiens dans le monde. Une audience finalement modeste au regard des 419 millions de foyers qui la reçoivent. Avec un bassin potentiel de 400 millions de foyers, le service mondial de la BBC réunit, lui, 85 millions de téléspectateurs par semaine. Euronews est consciente de ce handicap. Avec un budget annuel de 75 millions d'euros, elle se présente comme «dix fois plus petite» que BBC World News et CNN. Largement distancée, elle a besoin de nouveaux investissements pour rester dans la course. «On est déjà low-cost. Réduire nos coûts menacerait à terme notre existence.» Or, sa dépendance au financement des chaînes publiques la pénalise. L'entreprise a accusé une perte de 10 millions d'euros l'année dernière en raison du «non-paiement accumulé de sa quote-part par la télévision publique ukrainienne». Et ses partenaires traditionnels limitent de plus en plus leur apport. «Ils auraient été ravis de nous aider, mais ils ne le peuvent plus», affirme dans un doux euphémisme Michael Peters, président du directoire.
«De la connerie»
D'où l'arrivée de Naguib Sawiris, un milliardaire égyptien, dont la fortune est estimée à 2,9 milliards de dollars (2,5 milliards d'euros) par Forbes, et qui est également le fondateur du Parti des Egyptiens libres, favori des législatives qui se déroulent jusqu'au 2 décembre en Egypte. «L'homme providentiel», comme l'appelle Stéphane Parizot, a investi 35 millions d'euros début 2015 et pris 53 % du capital, le reste étant toujours détenu par une dizaine d'opérateurs publics membres de l'UE, mais aussi extracommunautaires (Russie, Turquie, Algérie, Ukraine…). «Sans l'arrivée de Naguib, je ne sais pas si notre modèle aurait pu perdurer», reconnaît Parizot.
L'Egyptien n'a pas sa langue dans sa poche. «Quand Michael m'a présenté son business plan, au début, j'ai trouvé que c'était de la connerie, a lâché le milliardaire lors de l'inauguration des lieux, mi-octobre. Il ne contenait aucun vrai changement pour faire évoluer la chaîne et améliorer sa situation. Il n'y avait pas de détails concrets, mais plutôt des grandes lignes, qui ne m'ont pas convaincu sur le moment. En plus de ça, le plan pour développer le numérique était très faible.» Ce qui n'a pas empêché l'homme d'affaires de voir en Euronews un «grand potentiel». Autre chantier, le lancement d'Africanews, une déclinaison panafricaine du concept multilingue de la chaîne initialement prévue pour début 2015, a été reporté à début 2016.
Selon Michael Peters, les 35 millions de Naguib Sawiris serviront à étoffer le contenu et à développer le numérique. «Nous devons repenser toute la production de l'info, avec une refonte de l'habillage de tous les supports, explique le président du directoire. On veut muscler un contenu qui manque de caractère.» Un contenu «trop universel», selon Stéphane Parizot. «Il y a dix ans, notre système marchait bien. Mais aujourd'hui, avec tous les canaux d'accès à l'info disponibles, les téléspectateurs veulent plus de local. On doit trouver une manière de combiner international et local, d'être "glocal".» Et puis il y a le numérique : «On souffre d'un retard important sur nos modes de diffusion de l'information», explique le rédacteur en chef. «La première chose que les gens font en rentrant chez eux, ce n'est pas regarder la télévision, renchérit Naguib Sawiris.Si on ne prend pas cette voie du numérique, on ne fera pas d'argent et Euronews n'existera plus.» Mais pour l'instant, aucun plan n'a été lancé. «Rien de concret n'a été décidé. Peut-être qu'on développera davantage d'informations locales, plus ciblées via nos canaux digitaux», suppose le rédacteur en chef. Un plan nommé «Euronews next» doit voir le jour d'ici moins d'un an.
«Présence humaine»
Cette stratégie ne convainc pas François Jost qui dirige le Centre d'études sur l'image et le son médiatiques (Céisme) à la Sorbonne nouvelle-Paris-III. «Ils font du "me-too" et veulent rattraper leur retard, très bien. Mais leur force, c'est le créneau européen et international. Ils doivent rester là-dessus.» «Local», «digital» sont pour lui des concepts creux : «Ce sont des lieux communs, tous les médias sont sur ces créneaux.» Les ambitions un brin mégalos d'Euronews - «Combler son déficit de notoriété et atteindre celui de CNN», dixit Stéphane Parizot - laissent également dubitatif Marcel Machill, spécialiste des médias internationaux à l'université de Leipzig, en Allemagne. «Aujourd'hui, toutes les chaînes sont dotées de correspondants dans le monde. Les gens n'ont plus besoin d'Euronews», explique ce spécialiste de l'audiovisuel européen.
D'autant que la chaîne n'envoie que très rarement ses journalistes sur le terrain. «Pour qu'Euronews marche, ils ont besoin de changer leur approche journalistique : il faut des histoires, des reportages, de l'investigation.» Autre écueil d'Euronews, selon François Jost : l'absence de présentateur érigée en modèle dans l'émission No Comments qui fait le tour du monde en images brutes. «Le téléspectateur a besoin d'une présence humaine pour le guider dans la hiérarchisation de l'information, sinon, il se perd. Avec Euronews, le téléspectateur est obligé d'être au fait de l'actualité internationale s'il veut comprendre quelque chose.» Euronews, qui utilise pour sa partie «news» 70 % d'images non produites par la chaîne, ne compte pourtant pas changer son style de chaîne d'info brute de décoffrage : «Euronews restera une chaîne d'infos pures et directes. On n'a aucune raison de changer ça. On n'est pas là pour faire de "l'infotainment".»
La question de l'indépendance de la chaîne se pose également. Premier actionnaire, Naguib Sawiris a pris la tête du conseil de surveillance de la chaîne. «J'ai clairement dit que je n'interférerai pas dans la ligne éditoriale, a assuré le milliardaire. Ce n'est pas dans mon intérêt de businessman. Si je le faisais, Euronews perdrait de sa crédibilité et il n'y aurait plus de téléspectateurs.» Un postulat auquel veut croire Stéphane Parizot : «Modifier l'ADN d'Euronews, celui d'un traitement de l'information sans parti pris, ce serait la tuer, explique-t-il. Il l'a dit, il est là pour faire de l'argent.»
«Garde-fous»
Par une décision du 19 juin, la chaîne a renforcé le rôle dévolu à son conseil éditorial, composé en majorité de membres nommés par les actionnaires publics européens. Une instance désormais dotée d'un «vrai pouvoir de contrôle», insiste Naguib Sawiris. Son président «aura un pouvoir de veto sur tous les changements éditoriaux», assure l'ex-journaliste et ancien président de la RAI, la télévision publique italienne, Paolo Garimberti, nommé à ce poste.
La nécessité de conserver les subventions de la Commission européenne, «satisfaite des garde-fous mis en place par Euronews», n'est pas étrangère à la création de ce comité. Bruxelles a versé 24,7 millions d'euros à la chaîne en 2014, soit 33 % de son chiffre d'affaires (60 % proviennent des recettes publicitaires et le reste des chaînes partenaires). Une subvention qui a considérablement augmenté depuis les débuts d'Euronews (5,2 millions en 1993) et justifiée par le soutien apporté par l'Europe au financement de la diffusion de la chaîne dans de nouvelles langues. Une manne indispensable à Euronews, seule chaîne privée financée par Bruxelles mais conditionnée au maintien de son indépendance éditoriale. Dans le cas contraire, l'Europe a clairement laissé entendre qu'elle pourrait cesser de la financer.