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Libération
Mise en abyme

Les jeux pensent donc je suis

Quatre créations sondent les relations que les œuvres entretiennent avec le joueur.
«Soma»
publié le 27 octobre 2015 à 17h46

«Soma», l’apocalypse jusqu’à la lie

Le nouveau titre des spécialistes suédois du jeu d'horreur propose, avec brio, d'incarner un homme perdu au milieur d'un futur effroyable.

Mais qu’est-ce qu’on fait là ? Cette question, le joueur et Simon se la posent. Quelques instants auparavant, nous étions à Toronto, en 2015, et nous découvrions Simon, jeune rescapé d’un accident de voiture qui a coûté la vie à sa compagne et l’a laissé avec une lésion cervicale. Il n’a que quelques mois à vivre et, en désespoir de cause, accepte un scan de son cerveau qui pourrait déboucher sur un remède. Mais l’opération tourne court, et lorsqu’on relève le casque, nous ne sommes plus à l’hôpital - ni même, sans doute, à Toronto. Nous sommes dans une pièce délabrée aux murs métalliques. Aucun indice qui pourrait expliquer notre présence en ces lieux. Il va falloir sortir de cet endroit et trouver une explication. Il doit bien y avoir une explication…

Soma est le nouveau titre du studio suédois Frictional Games, qui s'est fait un nom en proposant des jeux capables de malmener le joueur avec des ambiances horrifiques. Après les deux jeux Penumbra (en 2007 et 2008), et l'exceptionnel Amnesia : The Dark Descent (2010), les créateurs explorent avec Soma un nouvel univers en conservant une même mécanique de jeu devenue leur signature. Les titres signés Frictional se jouent en effet à la première personne et se basent sur une interaction directe avec les éléments du décor. Pour ouvrir une porte, par exemple, il faut la saisir en cliquant dessus et effectuer le mouvement avec la souris. Ce qui pourrait sembler à première vue presque gadget se révèle dans les faits redoutable en terme d'immersion et d'implication du joueur. Autre élément récurrent, d'une importance capitale, l'ambiance sonore. La peur, chez Frictional, vient de ce qu'on ne voit pas, mais qui est là, tapi dans l'obscurité. On l'entend, on sait qu'il s'approche, mais il n'est pas à l'écran. Pire, les Suédois obligent le joueur à détourner le regard, le fait de voir la menace fragilisant immédiatement le personnage que l'on incarne.

Nous sommes dans une unité de recherche sous-marine, la technologie est très avancée, trop pour qu’on soit encore en 2015, et il n’y a personne pour répondre à nos questions. Il y a bien ces robots. Certains se croient humains mais n’arrivent pas à développer une pensée cohérente. D’autres sont plus menaçants. Il faut les éviter, se cacher. Et puis il y a tous ces trucs qui clochent. Ce n’est pas bien méchant, des petits détails, mais on sent bien qu’il y a un problème. Qu’on ne devrait pas être là. Est-ce qu’on est vraiment là, d’ailleurs ?

Avec Soma, Frictional Games montre l'étendue de son talent pour raconter en peu de mots des histoires complexes. Ils y arrivent en imbriquant parfaitement les éléments narratifs à l'environnement ludique. Tout a une logique, rien n'est laissé au hasard. Si le déroulé des événements ne dépend qu'à la marge des actions du joueur, on n'a jamais l'impression de se faire promener par les créateurs. On reste, quoi qu'il arrive, l'acteur principal de ce périple de «hard science-fiction» dans la lignée des Permutants de Greg Egan.

Elle non plus n'a pas l'air de se rendre compte de la situation. Elle gémit. Ce qu'elle croit être son corps n'est qu'un amas de ferraille relié à cette source d'énergie. Elle demande d'aller chercher de l'aide, mais, on le sait, il n'y a personne. Ils sont tous morts. Ou pire. Pour mettre en marche la rame de métro, un peu plus loin, on en a besoin, nous, de cette énergie. C'est notre seul espoir. Il faut la débrancher. Mais il ne suffit pas d'appuyer sur un simple bouton. On doit saisir ce câble semi-organique et l'arracher d'un coup sec de la souris. Notre mouvement à peine enclenché, elle supplie. On s'arrête. Avant, pas le choix, de reprendre notre geste en fermant les yeux. E.C.

Mario, archis en triomphe

En invitant le joueur à penser et créer ses propres mondes en deux dimensions, «Super Mario Maker» offre des possibilités infinies.

Au départ de Super Mario Maker, il y a quelque chose de fondamentalement effrayant : Nintendo nous dit que c'est à nous de faire un Mario en deux dimensions, à l'ancienne. C'est un peu comme si Hergé nous donnait ses crayons et ses couleurs et nous disait : «Fais-moi un Tintin.» Or, que sait-on des jeux Mario, pour y avoir joué depuis 1985, année où est sorti le premier Super Mario Bros ? Certes, on connaît leurs ressorts, leurs pièges et leurs ennemis. On peut les avoir tous finis et re-finis. Mais quelque chose là-dedans reste insaisissable : le génie du level design.

Or, le level design, c'est la grammaire du jeu vidéo. C'est, très simplement, l'art de placer tel ennemi ici, tel tuyau là, telles pièces à tels endroits, et, pourquoi pas, des plateformes montantes et descendantes ici et là. En la matière, le premier niveau de Super Mario Bros, que tout le monde ou presque connaît aujourd'hui, est une référence. Le créateur du jeu, Shigeru Miyamoto, l'a d'ailleurs expliqué récemment : tout dans ces premiers pas a été conçu pour que le joueur apprenne à jouer sans s'en rendre compte. Le premier champignon est presque inévitable, pour que l'on découvre ses effets bénéfiques. Le premier saut long est sans danger, pour que l'on n'échoue pas tout de suite, et que l'on persévère. C'est à ce genre de détails que tient le succès d'un jeu - et quel succès fut celui de Super Mario Bros !

Voici donc Super Mario Maker, un jeu à créer alors que ce n'est pas notre métier. Mais Nintendo a veillé à ce qu'il reste avant tout un jeu. C'est pourquoi on ne se retrouve pas propulsé directement avec trop de possibilités. D'abord, on apprend les bases : quelques blocs, quelques méchants, un décor et voyons ce que cela donne. Eh bien, c'est déjà pas mal : «Maintenant, si je décalais ce tuyau d'une case ?» «Et si je cachais une tortue dans ce bloc ?» «Et si j'enfermais trente champignons dans une forteresse de pierre, juste pour de rire ?» Ah, déjà, on commence à détourner les fondamentaux. Tout cela avec une facilité déconcertante : sur l'écran tactile de la manette de la Wii U, tout se crée, se perd, se transforme d'un coup de stylet. Puis les heures passent, les niveaux s'additionnent, les options se multiplient.

L'autre versant de Super Mario Maker, c'est bien sûr la possibilité de jouer aux créations des autres. Deux semaines après la sortie du jeu, Nintendo annonçait que 2 millions de niveaux avaient été créés. Un mois plus tard, on ne sait pas où ça en est, mais on sait que Super Mario Maker est une formidable machine à picorer, un Mario potentiellement infini où le génie côtoie le trolling.

On regrette les trop nombreux niveaux où il ne faut rien faire et laisser Mario filer jusqu'au drapeau au gré des plateformes automatiques - des démonstrations de construction subtiles, mais au plaisir ludique limité. On s'enthousiasme en revanche pour les niveaux qui reposent sur des énigmes, sur des retournements, des surprises. Et on se demande si Nintendo, qui n'avait peut-être pas pensé à tout ça, pourra un jour refaire un Mario en 2D. F. D. 

«The Beginner’s Guide», dissection ludique

Dans sa dernière livraison, Davey Wreden interroge la création du jeu vidéo.

Il y a des jeux attendus, annoncés depuis des lustres et qui, avant même leur sortie, mènent une guerre sans merci pour capter l’attention à coups d’annonces, d’images et de vidéos distribués aux médias. Et il y a The Beginner’s Guide, dont on ignorait jusqu’à l’existence deux jours avant sa sortie. Davey Wreden a bien calculé son effet. On attendait avec une certaine curiosité la prochaine production de l’auteur de The Stanley Parable, expérience méta qui mettait le joueur en prise directe avec l’illusion de sa propre liberté. Et après avoir parcouru tous les niveaux du nouveau titre, on comprend d’autant plus la volonté de Wreden de nous confronter directement au propos sans plus de préliminaires. The Beginner’s Guide est donc une visite guidée dans les créations d’un certain Coda, développeur de jeux vidéo indépendant. Davey Wreden, qui joue ici le rôle du narrateur, nous invite à découvrir le travail de Coda et, au-delà, à sonder ses motivations et ses interrogations sur l’acte même de la création ludique.

Si les questionnements de The Stanley Parable étaient rythmés par un certain humour, l'ambiance est ici beaucoup plus sombre, parfois dérangeante. Surtout, Wreden ne fournit aucune clé de lecture et laisse le joueur seul face à ses interrogations. Dans son dénouement, le jeu va même jusqu'à désamorcer toute tentative de décryptage de son propre propos. Les relations entre le créateur et ses joueurs sont ainsi. E. C.

«Minecraft Story Mode», mauvaise pioche

Malgré l’association avec Telltale, Microsoft annihile tout l’intérêt de la célèbre licence.

A aucun moment nous n'avons vraiment été optimistes concernant Minecraft Story Mode, cette alliance contre nature entre Microsoft - qui a raqué 2,5 milliards de dollars (2,3 milliards d'euros) en 2014 pour acquérir Mojang et sa licence phare, Minecraft - et Telltale, devenu en 2012 porte-drapeau du jeu d'aventure nouvelle génération avec son adaptation de The Walking Dead. Sur le papier, déjà, ça ne fonctionnait pas. Minecraft est un jeu bac à sable dans sa forme la plus pure, où le joueur peut laisser libre cours à son imagination pour bâtir les constructions les plus folles dans un monde fait de blocs cubiques, et les aventures proposées par Telltale, toutes issues d'univers fictionnels riches (Game of Thrones, Fables…) sont basées sur une même mécanique narrative faite de choix prédéterminés.

Nous aurions aimé nous tromper, tant nous apprécions les deux éléments pris séparément. Mais durant les deux heures que dure ce 1er épisode (sur cinq), difficile de s'accrocher à un scénario de fantasy réchauffée. On souffre de ne pas pouvoir agir comme on le ferait dans une partie normale de Minecraft, et on se retrouve face à des choix dont les conséquences nous indiffèrent au plus haut point. Le faux pas est assez tragique pour Telltale, obligé de s'autocaricaturer dans cet exercice qui ne peut séduire ni les accros des cubes ni les adeptes de l'aventure. E. C.