L'homme assis au bout d'un vaste couloir en carrelage blanc immaculé et planté de colonnes à miroirs est au téléphone. Ses deux collègues aussi. Petites lunettes, cheveux courts grisonnants, chemise blanche et jeans, la cinquantaine… Appelons-le Herbert W. Il dirige depuis de longues années cette concession de Volkswagen (VW), dans l'ouest de Berlin. Et comme la plupart de ses collègues, il n'a pas la moindre envie de s'exprimer, si ce n'est sous le sceau de l'anonymat. Herbert W. a pourtant beaucoup à faire depuis que le scandale des moteurs diesel truqués a éclaté, début septembre. S'y est ajouté celui des émissions biaisées de CO2 des véhicules VW roulant à l'essence - bien plus élevées qu'annoncé elles aussi…
Amendes et plaintes
Non pas que sa concession déborde de monde : pas un client en vue autour des Golf, Polo, Beetle ou Passat rutilantes et alignées dans la cour de la concession. Pas un enfant dans le coin réservé aux bambins. Les petites voitures qui doivent faire patienter la progéniture des acheteurs de Passat ou de Sharan n'ont pas quitté de la journée la caisse destinée à les ranger. Pas un client non plus à proximité des modèles de la vitrine, comme cette Golf VII gris métallisé, intérieur cuir noir, dont le prix corrigé en rouge affiche 26 990 euros. La fiche promet des émissions de CO2 de 116 grammes par kilomètre, norme 6. Mais peut-on encore croire les fiches produit de Volkswagen ?
Herbert W. se gratte la tête d'un air las. «Regardez, la nouvelle Passat. Elle est belle, hein ?» : il est satisfait de quitter pour quelques minutes le téléphone et les complaintes de ses anciens clients pour retrouver son costume de vendeur face à un rare client potentiel… Mais le téléphone sonne de nouveau. «Oui, je sais. Mais pour l'instant, je ne sais rien de plus… Allô ? Vous êtes toujours là ?» Le client au bout du fil a raccroché. «On a déjà vu pire, assure le vendeur. Je me suis déjà fait traiter de connard. Et une femme m'a dit que je mentais autant que Winterkorn.» Martin Winterkorn, l'ancien patron du groupe aux 12 marques, qui, devant l'ampleur du scandale, a dû céder la place au patron de Porsche, Matthias Müller. Ce dernier a pour mission de faire toute la lumière sur la tricherie.
Tromperie qui va contraindre Volkswagen à rappeler des millions de véhicules dans le monde et à faire face à des amendes et des plaintes qui pourraient atteindre un montant astronomique. Entre mise aux normes des voitures, indemnisations pour baisse prévisible de la valeur de certains modèles et les dommages et intérêts aux Etats-Unis, Frank Schwope, analyste de NordLB, estime désormais la facture pour VW… à 30 milliards d'euros. «A cela, il faut ajouter les conséquences sur la réputation du groupe, les baisses des ventes à venir, la chute des bénéfices», anticipe l'analyste. Bref, un cauchemar pour Volkswagen qui avait terminé 2014 sur un bénéfice net de 11 milliards d'euros. De quoi couvrir une toute petite partie des dégâts.
Dans le garage de la concession berlinoise, un mécatronicien (métier qui associe électronique et mécanique) en bleu de travail siglé VW s'affaire autour d'une Polo. Lui non plus ne veut pas que son nom figure dans la presse. «On va avoir du boulot», se contente-t-il de souligner, faisant allusion aux 2,8 millions de voitures qui seront rappelées, rien qu'en Allemagne, à partir de janvier 2016. Le scandale concerne au total 11 millions de véhicules à travers le monde. «Une chose pareille, on n'avait encore jamais vu ça. Ils font des conneries au siège, et nous, on doit gérer les conséquences ! A Wolfsburg [ville du siège historique du groupe, ndlr], ils s'en foutent. Mais qu'est-ce qui va se passer avec les contrôles antipollution ? Et puis les clients vont-ils devoir payer une augmentation de la taxe automobile, si les émissions de CO2 sont supérieures à ce qui figure sur la carte grise ?» Le mécatronicien s'inquiète aussi pour son porte-monnaie. Comme tous les salariés de la concession, il roule en Volkswagen.
Les temps sont durs pour les concessionnaires de VW en Allemagne. Contrairement à ses concurrents BMW ou Mercedes, qui possèdent un réseau de vente propre, le géant allemand de l'automobile travaille avec des concessionnaires en franchise. La plupart sont de petites PME familiales, acculées à de colossaux investissements, pour présenter dans les halls de vente les derniers modèles et toutes les options chères aux clients. Selon les chiffres d'octobre, les ventes ne se sont pas écroulées. Pour l'instant. En Allemagne, la demande en diesel est stable, et les ventes de VW n'ont reculé que de 0,7 %. «Mais quand un client vient, c'est en général pour demander une ristourne de 5 000 euros», se lamente Herbert W.
Comme les autres concessionnaires, il s'inquiète pour la survie de son entreprise. La crise des moteurs diesel truqués, à laquelle s'est donc ajouté la semaine dernière un nouveau scandale aux émissions de CO2 supérieures à celles affichées, a déclenché dans le pays une spirale de baisses des prix chez les constructeurs. «VW tout particulièrement a réagi au scandale avec de forts rabais, note Ferdinand Dudenhöffer, spécialiste du secteur à l'université de Duisburg. En octobre, on pouvait trouver sur Internet une Golf neuve avec une réduction de 29 % ; 28 % pour une Polo.» Ferdinand Dudenhöffer parle même d'un «effet VW» qui concernerait l'ensemble des marques du pays : confrontés à la baisse des prix des Volkswagen, les autres constructeurs seraient eux aussi contraints de revoir leurs prix à la baisse.
Un certain sang-froid
Chez Herbert W., le téléphone sonne de nouveau. Cette fois, c’est une cliente exaspérée par la longueur de l’attente téléphonique. Elle a commandé une voiture avant l’annonce du scandale. Depuis, elle cherche par tous les moyens à résilier son contrat. Un cas isolé, jure le concessionnaire de Berlin. Les clients allemands ont réagi jusqu’à présent avec un certain sang-froid, profitant de l’effet d’aubaine pour obtenir une ristourne supplémentaire. Mais les choses pourraient changer. Tant que seules les émissions d’oxyde d’azote étaient en cause, la plupart des clients se contentaient d’attendre leur rendez-vous de remise aux normes.
Mais que faire d'une voiture dont les émissions de CO2 sont supérieures à ce qu'annonce la fiche client, alors que le montant de la taxe automobile est calculé depuis 2009 sur la base de ces émissions de gaz carbonique responsables du réchauffement climatique ? Les émissions de CO2 de la plupart des véhicules essence de marques VW, Skoda, Audi et Seat sont jusqu'à 18 % plus élevées que ce que le constructeur promet sur le papier. Leurs conducteurs redoutent maintenant d'être confrontés à une forte hausse de leur taxe automobile. Pour l'instant, 800 000 véhicules, dont 98 000 moteurs à essence, sont concernés en Allemagne. Mais Volkswagen annonçait la semaine dernière n'en être «qu'au début» de la nouvelle enquête interne sur les moteurs essence.
Recettes fiscales
«VW s'est rendu coupable de fraude fiscale en déclarant des émissions de CO2 inférieures à la réalité», s'emportent les Verts, qui exigent une enquête contre le constructeur. Les autorités européennes particulièrement sourcilleuses sur les émissions de CO2, font elles aussi monter la pression. Longtemps accusé de mollesse, le gouvernement allemand a, cette fois, réagi avec virulence. Berlin n'est en effet pas disposé à renoncer aux recettes fiscales qui lui ont échappé avec cette nouvelle supercherie. L'association écologiste allemande Deutsche Umwelthilfe (DUH) estime le manque fiscal pour la seule année 2015 à 1,8 milliard d'euros et à 2,2 milliards pour 2016. Les estimations incluent aussi les modèles de plusieurs concurrents dont DUH est convaincu qu'ils trichent aussi. Alors à Berlin, les concessionnaires des autres marques ne se frottent pas les mains face : eux aussi ont affaire à des clients réclamant des baisses de prix. «Ils ont tous triché, affirme le mécatronicien de VW. Ils savent bien que le scandale va les rattraper un jour ou l'autre.»