«Christian Estrosi veut faire interdire les accents étrangers à Nice», «Elle adore sa meilleure amie tant qu'elle reste plus moche qu'elle», «L'alcool s'exprime sur son combat contre Véronique Sanson»… Si ces titres farfelus ne vous sont pas inconnus, vous faites peut-être partie des 833 000 fans Facebook ou des 418 000 abonnés Twitter du Gorafi, le site d'info satirique lancé au printemps 2012. Ou plutôt en 1826 par le journaliste dyslexique Jean-René Buissière, si l'on s'en tient à la «mythologie officielle» du Gorafi, qui publie un troisième livre, recueil d'articles du site et de nouveaux contenus, dont un guide pour devenir journaliste, accompagné d'une carte de presse à découper.
Second degré
Buissière étant un personnage fictif, les deux fondateurs du site, Sébastien Liebus et Pablo Mira, assurent la promotion, bon gré mal gré : passer leurs journées à mettre en boîte les médias et leurs automatismes en fait des «clients» coriaces, à la parole plutôt rare – ils ne donnent que très peu d'interviews et évitent de montrer leur visage, hormis Pablo, Canal + oblige – et encore plus quand on cherche à éviter le second degré. Mira a présenté durant une saison l'émanation TV du Gorafi sur le plateau d'Antoine de Caunes, réussissant «à euthanasier en douceur le Grand Journal entre août 2014 et juin 2015», d'après l'ouvrage peu avare en autodérision, à l'image de cette brève : «Ivre, il lit un article du Gorafi en entier.»
Il convient de préciser qu’interviewer les deux trentenaires à la barre d’un groupe d’auteurs au nombre de
«325, dont Vincent Bolloré lui-même»
n’est pas chose aisée. A l’image d’un Sacha Baron Cohen bloqué dans son personnage du journaliste kazakh Borat, Liebus et Mira proposent en entretien un ratio de 30 % de réponses sérieuses pour 70 % de vannes. Face à eux, une relance du type
«Et sinon, plus sérieusement…»
déclenche un fou rire : l’ironie et le décalage qui font le succès viral du site ne sont clairement pas limités aux articles.
Sur la méthode de sélection des articles du site republiés dans l'ouvrage annuel ? «On colle tous les articles sur un mur et on tire dessus avec des fléchettes, on prend les textes avec le plus de fléchettes.» Sur le nombre d'auteurs participant à l'aventure, sachant que tous les articles sont signés d'un impersonnel «La rédaction» ? «Beaucoup trop. On paye trop de charges. Et ils font du bruit quand ils parlent.» A propos du bureau de leur rédaction, d'où sont publiés quotidiennement au moins trois articles ? «On va peut-être déménager rue Béranger. Il y a des locaux disponibles, il paraît» – Libération est situé dans cette rue et déménage prochainement. Et la collaboration avec Canal +, achevée après la prise de pouvoir estivale de Bolloré ? «On a essayé de leur laisser un maximum de liberté, de leur laisser une marge, l'idée était de ne pas trop les formater.» Le chiffre d'affaires de leur petite entreprise ? «Si on vous le donne, on devra vous tuer après. Si on ne le donne pas aussi, d'ailleurs.»
Enième pirouette
Le paragraphe précédent, qui dépeint Liebus et Mira en éternels rigolards, applique à la lettre les techniques d'interview proposées par leur livre : «tronquer», «reformuler», «sortir le propos de son contexte». Le guide propose également des conseils «pour bien faire semblant d'écouter ce que votre interlocuteur est en train de dire» – technique mise à l'œuvre durant la rencontre.
Tout n'est pas que boutade dans les propos des compères, scotchés aux chaînes d'infos en continu et aux réseaux sociaux pour «trouver la musique récurrente des titres d'articles». Si internautes lambda comme politiques ont pu se faire piéger par le site à ses débuts, le canular n'a jamais été une fin en soi : «Le but, c'est de réussir à surprendre, et faire marrer les gens qui nous connaissent comme ceux qui ne nous connaissent pas. On fait de la satire, pas du fake», explique Liebus. Pour justifier l'anonymat des contributeurs, le duo rappelle qu'il en est de même sur The Onion, figure tutélaire américaine dans le domaine de l'info satirique (lire ci-contre). «Il ne s'agit pas de minimiser le travail de chacun, mais les gens lisent le Gorafi, pas tel auteur sur le Gorafi.»
L'aura du site et de son univers associé est d'ailleurs palpable en cas d'actualité forte. Liebus se souvient «que pour la démission de Benoît XVI ou les attentats à Charlie Hebdo, les lecteurs venaient sur le site pour voir comment l'info allait être traitée». «Ils nous voient comme le journal d'un monde parallèle où tout serait possible, c'est pour ça qu'on parle du Gorafi comme s'il existait. Pour nous, il existe vraiment, et c'est pour ça que les interviews sont parfois compliquées, on a construit cet univers et on n'en sort pas.»
Une énième pirouette à une question sur le fonctionnement interne de la rédaction du Gorafi nous fait enchaîner sourire et soupir, déclenchant illico l'hilarité de Sébastien Liebus et Pablo Mira. «Il fait une dépression nerveuse après avoir interviewé deux journalistes du Gorafi. Voilà, tu l'as ton titre !»
Les complices du LOL
L’ancêtre «The Onion»
Référence mondiale en matière de news satiriques, The Onion dynamite le paysage médiatique américain depuis près de trente ans à coups de faux articles. Lancé sous forme de journal par des étudiants de l'université du Wisconsin en 1988, le média basé à Chicago a constitué un véritable empire éditorial : au site original lancé dès 1996 s'ajoute une kyrielle de satellites : The A.V. Club (un site sérieux dédié au cinéma et aux séries), ClickHole (parodie des sites à fort contenu viral, type BuzzFeed) et le récemment créé StarWipe (actus people). Les sites fournissent également du contenu vidéo hébergé sur le site OnionStudios et sur une chaîne YouTube cumulant 361 millions de vues depuis 2006. Si la version journal s'est arrêtée en 2013, des livres compilant des articles parus sur le Web sont régulièrement publiés. Moins connu, le film The Onion Movie, sorti directement en vidéo en 2008, montrait le site menacé de rachat par un conglomérat, entre deux parodies pop culture, dont une hilarante fausse bande-annonce avec Steven Seagal en écraseur de testicules.
En régions, «La Dèche du midi» et «Sud ou est»
Même si le Gorafi n'a rien inventé en matière d'information satirique en ligne, son succès a inspiré plus d'une déclinaison locale en France. Pour «les infos de l'Est et d'ailleurs», direction Tomimag, dont la page d'accueil proposait récemment l'article «Moselle : sur le toit d'un centre aéré, des cigognes militantes s'opposent à l'arrivée de nouveaux oiseaux migrateurs». Plus au Sud, la Dèche du Midi a récemment berné Fdesouche, l'emblème de la fachosphère, qui avait pris au premier degré l'article «Cinq coups de couteau, 2 tentatives de viol, 16 bagarres : nuit calme à Toulouse». Le titre Sud ou Est marche sur les plates-bandes de son respectable homonyme, tandis que l'Echo de la boucle sévit du côté de Besançon. Bien que belge, Nordpresse ne s'interdit pas de traiter l'actualité française, en témoigne leur papier «Le Cern découvre un univers parallèle où François Hollande est socialiste». Les fondateurs du Gorafi ne lisent pas cette concurrence francophone, «afin de ne pas être influencés» explique Liebus. «Et puis, on n'a pas le temps», précise Mira.
L’Algérien «El Manchar»
«Corruption en Algérie : des spermatozoïdes soupçonnés d'avoir payé des pots-de-vin pour parvenir à l'ovule», pouvait-on récemment lire sur El Manchar. Lancé en mai par Nazim Baya, ce site algérien et francophone (dont le slogan bricoleur est «Avec des scies, on refait le monde») entend «explorer le champ de l'absurde» d'après sa page Facebook (45 000 fans). En août, l'article «Un nouveau marié dépose une plainte contre sa femme pour faux et usage de faux», qui évoquait un époux «roulé» par le visage outrageusement maquillé de sa femme, piégeait la presse internationale. Pharmacien de formation, Nazim Baya décrivait, dans un entretien à Vice, l'absence de réaction du gouvernement algérien, alors que le président Bouteflika est régulièrement la cible d'El Manchar. «Je pense que puisqu'on publie sur le Web, les autorités doivent se dire qu'on a un lectorat très marginal, très confidentiel. Pourtant on fait 700 000 visiteurs uniques par mois. Le pouvoir algérien n'a vraiment pas saisi le potentiel d'Internet», explique le responsable du site, dont le tiers des lecteurs résident en France.
Les thématiques, façon «Veuxjideo»
«A un moment, un site d'info satirique se créait par semaine, puis un par mois, souvent pendant les vacances scolaires d'ailleurs», se souvient Sébastien Liebus. Pour lui, chaque niche dispose de son simili-Gorafi, dont la longévité est plus qu'aléatoire. Fin mai 2014, Veuxjideos'arrêtait après un an d'activité ; le site traitait l'actualité vidéoludique de manière décalée («Des Roms à Sim City ?» s'interrogeait un certain Jean-Michel Aplati). Toujours actif, Football France (et non le sérieux France Football) pastiche l'univers déjà foufou du ballon rond, à tel point que ses fausses citations de Ribery ont fini dans une chronique de Laurent Gerra sur RTL. «Il y a vraiment des sites satiriques sur tout, j'en ai même vu un sur des scooters», rapporte Liebus. L'aviation, les avocats ou l'armée inspirent notamment différents sites, mais la qualité n'est pas systématiquement au rendez-vous : pas sûr que les cinéphiles décochent un sourire devant le Hollywood Rapporteur et ses fausses news faiblardes du style «Vin Diesel, sa grossesse fait débat dans les médias.»