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Analyse

Corée du Sud : les chantiers navals de travers

Confronté aux pertes alarmantes du secteur de la construction navale et à la montée en puissance de la Chine, le numéro 1 mondial doit se fixer un nouveau cap.
A Geoje, dans les chantiers de Samsung Heavy Industries, le 26 mars 2007. (Photo Asahi Shimbun. Getty Images)
publié le 20 décembre 2015 à 18h31

Les constructeurs sud-coréens, qui dominent le marché mondial des chantiers navals depuis les années 90, sont sur le pied de guerre. Ils craignent de se faire doubler par leur voisin chinois. Pour l'instant, trois géants de la petite péninsule se partagent près d'un quart de la construction navale mondiale : Hyundai Heavy Industries en tête, puis Daewoo Shipbuilding & Marine Engineering (DSME) et Samsung Heavy Industries. Mais pour la première fois, les «big three» sont dans le rouge au même moment. Sur fond de commandes retardées ou annulées, ils ont tous enregistré des pertes massives ces derniers mois et les prédictions sont loin d'être encourageantes, puisque Samsung et Hyundai prévoient pour cette année des pertes d'exploitation respectives de plus d'un milliard d'euros et de près de 600 millions d'euros. En cause : le ralentissement de l'économie mondiale et la concurrence chinoise sur les navires de bas de gamme. «Petit à petit, la Chine a grignoté des parts du marché de la construction navale, remportant de plus en plus de contrats - surtout pour des navires de basse technologie -, prenant la tête de la course aux commandes en 2009, avec 37 % du carnet mondial contre "seulement" 34,3 % pour la Corée du Sud», rapporte Nicolas Sindres, auteur d'un rapport pour l'Isemar, l'Institut supérieur d'économie maritime.

Méthaniers et pétroliers

En 2013, près de 93 % des navires du monde étaient construits par la Corée, la Chine ou le Japon, selon un rapport sur le transport maritime de la conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Mais les deux derniers pays ont récemment profité de taux de change très favorables grâce aux politiques monétaires du Premier ministre japonais, Shinzo Abe, et à la stabilisation par la Chine de sa devise par rapport au dollar. Résultat : une compétitivité boostée qui leur a permis de rafler des commandes au nez et à la barbe des Coréens. Pékin et Séoul gardent toutefois chacun leur domaine de prédilection : transport de vrac pour le premier, porte-conteneurs, méthaniers et pétroliers pour le second.

L’effondrement du cours du pétrole l’an dernier a également frappé de plein fouet les «big three», qui s’étaient tous lancés dans la course aux plateformes de forage en haute mer. Samsung construit ainsi, en partenariat avec le français Technip, la plateforme d’extraction de gaz naturel liquéfié baptisée Prélude, et qui n’est autre que le plus grand bateau du monde.

Face à leurs résultats historiquement mauvais, les trois concurrents ont mis en branle des projets de restructuration en interne et ont même annoncé un plan de sauvetage conjoint reposant sur une meilleure gestion, des ventes de biens et des restitutions de salaires visant à débloquer des liquidités ainsi qu'à réduire le coût de la main-d'œuvre. D'ici trois ans, ils pourraient avoir remercié jusqu'à 10 000 employés, selon le quotidien Joongang.

Puissants conglomérats

En quarante-trois ans d'existence, c'est la première fois que Hyundai Heavy Industries affiche un déficit sur deux années consécutives. Le groupe, qui officie sur le plus grand chantier naval du monde, à Ulsan, dans le sud-est du pays, emploie 25 000 travailleurs permanents et 38 000 en sous-traitance. «Ulsan est un bon exemple de l'impact énorme que peut avoir ce ralentissement sur l'économie coréenne. La région traverse en ce moment une période de récession. Le marché de l'immobilier s'y est effondré et ses moteurs de croissance s'essoufflent de façon alarmante», raconte Oh Hwa-young, analyste chez Truston Asset Management. «Nous mettons l'accent sur les activités rentables et, depuis septembre 2014, nous avons pris des mesures courageuses pour fermer nos filiales en difficulté financière. Ce processus de restructuration touche à sa fin, et une partie de son coût a déjà été comptabilisée dans nos pertes du dernier trimestre», explique Kim Moon-ju, en charge de la communication chez HHI.

Symbole du miracle économique de la Corée du Sud dans la deuxième partie du XXe siècle, la construction navale s'est appuyée sur les puissants conglomérats tout en bénéficiant du soutien de l'Etat et des banques. Forts de cette unité, les Coréens ont, comme dans l'électronique, réussi à dépasser leur rival japonais dans les années 90. Depuis une dizaine d'années, la Corée contrôle à elle seule un tiers des projets de construction navale. Et quand elle est au creux de la vague, elle peut compter sur le soutien sans faille de ses banques et notamment de ses agences crédit-export (ACE). «Dans la construction navale ou l'offshore, la proportion de financement de dettes impliquant des ACE est passée de 10 % avant la crise à 33 % environ», relate le rapport de l'Isemar. Ainsi, pour soutenir Daewoo, le deuxième constructeur naval du pays, les banques Korea Development Bank (KDB) et Export-Import Bank of Korea (Korea Eximbank) se sont engagées cette année à y injecter 3,5 milliards d'euros, soit le montant des pertes d'exploitation enregistrées aux trois premiers trimestres. Quant au gouvernement, il multiplie depuis des années les plans d'aide en soutien au secteur. Il faut dire que, lorsqu'une industrie représente, comme ici, environ 2 % de la valeur ajoutée brute d'un pays, les autorités ont tout intérêt à la protéger. Car, comme le souligne le Rapport sur l'industrie de la construction navale de l'OCDE, le «risque financier pour le gouvernement» serait réel «si la situation venait à se dégrader».

Toutefois, aucun vent de panique ne souffle encore sur les côtes de la péninsule. Malgré leurs résultats en baisse, les entreprises coréennes restent largement en tête en terme de nombre de commandes en attente. Avec 131 bateaux commandés, c'est Daewoo qui domine, suivi par Hyundai Heavy Industries, Samsung, Hyundai Samho Heavy Industries et Hyundai Mipo Dockyard. Viennent ensuite quatre constructeurs chinois et un japonais, comme l'ont fait savoir les analystes britanniques de chez Clarkson Research Services. «En termes de technique et de compétitivité, les coréens restent numéro 1 mondiaux. S'ils renforcent leurs capacités manufacturières dans l'offshore, afin de tenir tête aux chinois, ils peuvent survivre à la récession», ajoute l'analyste Oh Hwa-young.

Imprimantes 3D

Dans ce contexte, les observateurs semblent unanimes : la Corée va devoir s'adapter, diversifier ses activités et s'appuyer sur ses points forts. Les constructeurs ont tout intérêt à conserver la longueur d'avance qu'ils ont sur les segments à forte valeur ajoutée (plateformes de forage, méthaniers) et miser sur leur savoir-faire technologique. C'est dans cette optique que la présidente, Park Geun-hye, qui n'a de cesse de promouvoir son concept «d'économie créative», a inauguré l'été dernier un centre d'innovation à Ulsan. Dans ce berceau industriel, près du célèbre chantier naval Hyundai, les mots d'ordre sont désormais technologies vertes, imprimantes 3D et start-up. «C'est l'hyperspécialisation des chantiers navals japonais et coréens qui leur permet de rester compétitifs», assène Nicolas Sindres dans son rapport pour l'Isemar. Les «big three» n'ont pas attendu pour revoir leur stratégie et chercher de nouveaux horizons, à l'instar de Hyundai, qui a décidé de renforcer sa présence au Moyen-Orient en signant en novembre un mémorandum d'entente avec Aramco, géant saoudien du pétrole. «Les constructeurs sud-coréens laissent de plus en plus de côté les appels d'offres risqués pour se concentrer sur des choix plus sélectifs. Il ne s'agit plus de gagner le plus de contrats possible mais de prendre moins de risques», estime Oh Hwa-young.

Autant de développements qui sont suivis de près en Asie mais aussi en France. Ainsi, les 2 000 salariés des Chantiers de l’Atlantique, rachetés en 2007 par le groupe coréen STX, attendent depuis l’an dernier des nouvelles de leur actionnaire principal. Pour faire face à son propre surendettement, STX avait envisagé de vendre sa filiale française. Mais depuis qu’il a touché le plan de soutien d’une banque et après la reprise des commandes à Saint-Nazaire, STX ne semble plus sûr de vouloir se défaire de ses parts. Loin de sombrer, les grands groupes coréens s’accrochent.