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Darwin, retour aux origines

Récupérée à toutes les sauces, combattue par les créationnistes, chrétiens comme musulmans, la pensée du naturaliste britannique du XIXe siècle mérite d’être réexaminée. C’est ce que propose une grande exposition à la Cité des sciences de la Villette.
Dessin satirique caricaturant Darwin dans le magazine britannique «Punch» de 1875. GRATUIT
publié le 25 décembre 2015 à 19h31

La prochaine fois que vous irez à la Cité des sciences de la Villette avec vos gamins, faites le aussi pour vous. Et rendez vous à la nouvelle exposition temporaire intitulée Darwin, l'original. Ce n'est pas que cette exposition n'ait rien à proposer aux enfants. Ils pourront s'amuser avec des pinsons aux becs aimantés, «singer» des expressions animales et se faire prendre en photo, pour l'amusement de tous et des visiteurs suivants. Ils pourront jouer à agiter les bras pour commander des écrans via des capteurs de mouvements et ainsi lancer des jeux sur les traits anatomiques ou comportementaux que l'homme partage avec d'autres animaux. Mais l'exposition vise aussi, voire plutôt, un public de lycéens et d'adultes (et de scolaires plus jeunes, mais accompagnés). Mission ? Comprendre vraiment la pensée de Darwin.

Ouch ! La pensée de Darwin ? Ce truc dense, complexe, déformé à grands coups d'idéologies dès sa formulation avec l'Origine des espèces en 1859 ? Oui. Car nous avons besoin de «cette histoire culturelle des sciences», explique le concepteur de l'exposition, Eric Lapie. Elle prend d'ailleurs place dans un cycle pluriannuel sur les grands «penseurs» des sciences, démarré avec Léonard de Vinci. Il se poursuivra avec Louis Pasteur, début 2018. Lapie rêvant d'en faire une sur Ada Lovelace, alias la comtesse Augusta Ada King (1815-1852), la première et donc la plus innovante des informaticiennes. Ce serait là une excellente idée.

Croire à l’évolution ou la comprendre

Diffuser la pensée de Charles Darwin est un besoin que Eric Lapie justifie sans prendre de gants : «Il y a un enjeu politique, lié au contexte actuel, de la compréhension de Darwin et du darwinisme. Quand j'entends des discours qui prétendent s'appuyer sur lui dans le cadre d'un plan de licenciements dans une entreprise, et où on nous ressort l'antienne des "plus aptes", de "la lutte pour la vie", ou de la "sélection naturelle"… je me dis qu'il est plus que temps de déconstruire ces discours trompeurs.»

Le commissaire scientifique de l'exposition, Guillaume Lecointre, est professeur au Muséum national d'histoire naturelle. Spécialiste ès-poissons, c'est un des plus percutants darwiniens des labos. Et l'on voit sa patte dans l'ambition intellectuelle de l'exposition qui s'attaque à cette contradiction : «La plupart des Français "croient" à l'évolution mais sont incapables en général de répondre correctement à des questions sur ses mécanismes. Ils dérivent la plupart du temps vers des propositions qui relèvent de [la pensée de Jean-Baptiste de] Lamarck, où les variations apparaissent en réponse à un besoin, alors que Darwin avait bien compris qu'elles surgissent du hasard.»

Les initiés salueront donc la discrète mention du philosophe Patrick Tort - qui dirige l'édition savante de toute l'œuvre de Charles Darwin en français - sur deux panneaux présentant le «raisonnement» complexe de Darwin, qui l'a conduit à comprendre le rôle de la sélection naturelle comme mécanisme majeur de l'évolution. Le schéma proposé par Patrick Tort présente les articulations logiques de la pensée de Darwin, dont l'efficacité pédagogique a été testée dans des classes de lycées.

Ce faisant, la Cité des sciences affronte la difficulté centrale de la compréhension de la pensée du fondateur de la théorie de l'évolution. Elle ne procède pas d'une «loi», explique Guillaume Lecointre, dont l'expression mathématique pourrait être courte, mais résulte d'un long et patient regroupement de faits, qui présentent un «faisceau de cohérence».

Un faisceau de faits qu’il ne faut aborder qu’après s’être convaincu de trois idées, préviennent trois panneaux en début de parcours. Un, l’évolution ne s’observe que sur les grands nombres, les statistiques, et non sur un individu ou quelques-uns. Deux, il lui faut du temps pour opérer, un temps qui se compte en siècles, milliers et dizaines de milliers d’années. Trois, il lui faut en outre de nombreuses générations, et se manifeste donc de façon plus rapide chez les bactéries que chez les éléphants.

C'est en montrant comment Darwin a construit ce vaste recueil de faits - notamment lors de son voyage de cinq ans, 1741 jours exactement, autour du monde à bord du Beagle (1831-1836), mais aussi par d'innombrables expériences de botanique et d'observations chez les éleveurs - que l'exposition rend concrète cette longue recherche. Lors de ce voyage, le naturaliste n'a pas seulement voyagé à travers la diversité biologique, géologique et humaine du monde, il s'est aussi forgé une connaissance encyclopédique du savoir de son époque. On trouve dans ses notes la trace de la lecture de 452 ouvrages, dont la totalité des 404 livres de la bibliothèque de bord.

Le film sur l'élaboration de l'Origine des espèces résume ainsi l'œuvre : vingt ans de maturation et un an d'écriture pour ce livre considéré comme celui qui a eu le plus d'influence dans toute l'histoire des sciences. Un ouvrage complexe, patient, qui répond à l'avance à des dizaines d'objection, et qui sera amendé des milliers de fois au cours des rééditions qui vont se succéder après la première, entièrement vendue dès le premier jour. C'est le premier acte de la révolution darwinienne. Suivra l'acte deux, en 1871, avec la parution de la Filiation de l'homme et la sélection liée au sexe, où Darwin étend à l'être humain sa réflexion. Puis l'Expression des émotions chez l'homme et les animaux, en 1872, qui pose les bases de l'éthologie comparée.

Trahison et crime épistémologique

Outre sa difficulté intrinsèque, la diffusion de la pensée de Charles Darwin se heurte à l'adversité. Ce fut «l'une des plus violemment combattues par ses adversaires et l'une des plus constamment trahies par ses partisans. Dès sa publication, l'Origine des espèces a été lue à travers des prismes déformants», soulignait Patrick Tort dans une précédente interview à Libération. Les deux principaux ? D'abord Herbert Spencer (1820-1903), l'inventeur du «darwinisme social». Une invention rejetée par Charles Darwin. Elle déforme sa pensée, en écartant tout ce qu'il dit sur la «coopération» dans la nature et en ne retenant que «la compétition», explique Lecointre. Surtout, elle «fait sortir la sélection naturelle de son domaine de légitimité», un crime épistémologique pour le chercheur. Mais un crime très utile aux idéologues du capitalisme, rejetant sur leur incapacité individuelle la responsabilité du sort des exploités de l'industrie naissante.

Le second «traître» à la pensée de Darwin fut l'un de ses cousins, Françis Galton. L'inventeur de l'eugénisme, raciste bon teint, partisan de la stérilisation des pauvres… qui ne le sont que parce qu'ils sont inaptes, prétend-il.

L'exposition prend de front ces déformations du darwinisme et les traite explicitement. L'on retrouve ainsi Patrick Tort et son «effet réversif de l'évolution», lorsque le philosophe démontre la pensée anthropologique de Charles Darwin, exposée dans la Filiation de l'homme : la sélection de comportements antisélectifs. La base du succès de l'espèce humaine. En particulier de l'homme dit «anatomiquement moderne» par les paléo-anthropologues, dont le haut niveau de coopération a permis un succès reproductif tel qu'il a noyé dans la masse les sous-espèces préexistantes, dont l'homme de Néandertal, qui ne subsistent plus que sous la forme de gènes épars dans notre patrimoine génétique.

Darwin l’expo

L’exposition «Darwin, l’original», organisée en collaboration avec le Muséum national d’histoire naturelle à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris, est ouverte jusqu’au 31 juillet 2016.

Tous les jours sauf le lundi de 10 heures à 18h30 et 19 heures le dimanche. Ouverture lundi 28 décembre.