Les «Affrenchies» sont de retour à Las Vegas. Jusqu’à samedi, 190 start-up françaises défendront leurs couleurs au Consumer Electronics Show (CES), devenu le premier salon mondial de la high-tech et le rendez-vous incontournable des start-up en quête de visibilité. L’année dernière, la France avait déjà créé l’événement en exposant ses jeunes pousses et leurs innovations, avec un Emmanuel Macron ravi au milieu de, qui sait, quelques futurs milliardaires. Le ministre de l’Economie sera encore du voyage cette année, avant de se rendre dans la Silicon Valley, en Californie, où il doit notamment rencontrer de grands dirigeants parmi lesquels Tim Cook, le patron d’Apple.
En 2015, Gary Shapiro, le président de l'événement, avait rendu un hommage remarqué à ce débarquement en force : «L'une des révélations, cette année, n'est pas une technologie, ni une start-up, c'est un pays : la France !» Avec 55 entreprises supplémentaires en 2016, soit la première délégation européenne du salon devant le Royaume-Uni et l'Allemagne, l'Hexagone semble déterminé à marquer encore des points. «Cela fait vingt-cinq ans que je suis entrepreneur et je n'ai jamais vu autant d'énergie, avec cette envie de changer les choses», s'enthousiasme Eric Carreel, président de la société d'objets connectés Withings et chef de file du plan industriel mis en place pour le secteur par Arnaud Montebourg lorsqu'il œuvrait au ministère du Redressement productif.
Record. D'abord à la traîne dans la création d'entreprises technologiques, la France voit éclore depuis quelques années des centaines de start-up, au point que son écosystème d'aide à l'innovation est parfois vanté comme l'un des plus actifs des vieux pays industrialisés. L'exemple le plus connu : Blablacar, devenu le leader mondial du covoiturage. Un mouvement de fond qu'ont voulu accompagner Bercy et son bras droit financier, la Banque publique d'investissement (BPI), avec la création du label «French Tech», il y a deux ans. Ornée d'un coq comme mascotte, l'appellation vise à promouvoir le secteur numérique français. En misant notamment sur les premiers pas toujours périlleux pour ces jeunes pousses : la phase d'amorçage. Deux cents millions d'euros ont été investis dans les incubateurs, des structures d'accompagnement et de conseil dans la création entrepreneuriale. «Il ne s'agit en aucun cas de subventions aux entreprises, clarifie David Monteau, directeur de la mission French Tech au sein du ministère de l'Economie. C'est un parti pris assumé. Nous avons initié le mouvement sans incitation financière à la clé. L'Etat est présent pour soutenir, pas pour prendre la place des entrepreneurs.» Un principe décliné depuis un an avec la labellisation French Tech de plusieurs villes : Lille, Bordeaux, Grenoble, Lyon, Montpellier, Nantes, Toulouse et Aix-Marseille. Ateliers de présentation de projet, speed-dating avec de futurs business angels, création de pépinières pour accueillir les start-up… Le but : détecter le prochain Google ou Facebook à la française et attirer les investisseurs étrangers.
Après son démarrage, l'étape-clé pour une start-up se situe quelques années plus tard, au moment des levées de fonds, principal levier pour se développer et créer de la valeur. C'est l'étape la plus critique selon Frédéric Mazzella, le créateur de Blablacar : «Vous avez une idée, un business model, et au bout de deux ou cinq ans, c'est là que ça se complique pour trouver des financements et ne pas perdre de l'argent. On aurait encore des progrès à faire en France.»
Face à la frilosité des investisseurs français, les entrepreneurs sont incités à se tourner vers l'étranger, notamment du côté des Etats-Unis, réputés très favorables à l'innovation, carburant aux milliards de dollars mobilisés par la colossale industrie financière locale. «On pousse les start-up à considérer le marché américain comme un marché régional, explique Paul-Francois Fournier, directeur exécutif de l'innovation à la BPI. Elles peuvent y trouver des capitaux, le développement va plus vite.» Un rite de passage obligatoire ? «La France, c'est 60 millions de potentiels consommateurs, là-bas, c'est 350, répond-il. Avec une seule langue, un seul marché et un gros potentiel dans le numérique. Il faut être capable d'appréhender ce marché pour devenir un leader mondial.»
Encore en phase de structuration, l’écosystème français devient pourtant de plus en plus attractif. En témoigne l’explosion des levées de fonds : 2,2 milliards d’euros en 2015, contre 650 millions en 2013, avec plus de 20 fonds d’investissement dédiés qui se sont créés depuis 2012 et une centaine au total opérant en France. L’Hexagone est ainsi le numéro 2 européen du capital-risque, derrière le Royaume-Uni. En février, Sigfox, un réseau toulousain de transmission en objets connectés, a dépassé la barre symbolique des 100 millions d’euros. Plus connu du grand public, le spécialiste des drones Parrot a explosé le record en novembre, augmentant son capital de 300 millions d’euros et dépassant le mastodonte Blablacar.
Coq. Un moyen de lutter contre la réputation d'une France à la fiscalité trop lourde et complexe, peu avantageuse pour les entreprises ? «Ces clichés datent d'un autre âge, le vent a tourné, les leaders d'opinion étrangers sont mis face au succès français, veut croire Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au numérique. Il y a désormais une bienveillance chez les investisseurs étrangers, qui savent dorénavant qu'il fait bon innover en France.» En 2015, des géants du secteur comme Microsoft ou Cisco ont annoncé des investissements massifs dans la French Tech, avec respectivement 83 et 186 millions d'euros.
Si la French Tech a déboursé 15 millions d'euros pour sa communication à l'étranger et créé des antennes un peu partout, notamment à New York, certains entrepreneurs restent sceptiques quant à la responsabilité du label dans ce vent d'innovation qui souffle sur les PME. «Si les étrangers s'intéressent à nous, c'est grâce au mérite propre des sociétés françaises, comme Blablacar ou Parrot, pas à cause d'une appellation, tempère le serial-entrepreneur Rafi Haladjian, fondateur de plusieurs start-up. Il y a quelques années, au CES, quand vous vendiez un produit français, vous aviez zéro crédibilité. A part vendre du fromage ou des sacs. Aujourd'hui, c'est grâce au mérite propre et à la réussite de certaines entreprises que d'autres peuvent être sur la scène.» L'entrepreneur dénonce une communication autour de la French Tech surtout tournée vers… la France : «Rien qu'en prenant un coq comme logo, un symbole peu connu des étrangers, ça montre une démarche de fierté nationale, pas vraiment tournée vers l'extérieur.»
De plus, à part quelques pépites réellement novatrices dans leur créneau et qui tirent leur épingle du jeu, toutes les start-up n'ont pas la génétique pour démarcher à l'étranger. Et beaucoup doivent chercher des financements directement en France. «L'une des difficultés, c'est l'esprit des Français. On reste avant tout un peuple de sceptiques. Quand quelque chose émerge, on voit d'abord le risque avant l'innovation», analyse Eric Carreel, de Withings. Un changement de mentalité qui se répercuterait sur les sources de financements. «En finançant la dette, les Français placent leur épargne dans l'économie d'hier. Il y a des travaux en cours pour qu'une partie de l'assurance-vie aille vers l'économie de demain, l'économie numérique. On a déjà créé un climat porteur aux innovations, on a besoin de fioul pour continuer !» conclut-il. «Il y a une excellence française dans le design, analyse le consultant d'A.T. Kearney Hervé Collignon, qui vient de consacrer une étude à l'Internet des objets. Mais l'enjeu est maintenant de faire grossir ces start-up et d'industrialiser leurs innovations en les associant à des poids lourds européens. Car la connectivité qui s'immisce partout, c'est juste la phase 2 à la puissance 10 d'Internet. Il ne faut pas rater le train cette fois.»
«Locomotives». C'est la raison pour laquelle les start-up se tournent de plus en plus vers les grandes entreprises type CAC 40. Un travail de maillage encore à ses balbutiements en France : «C'est la prochaine étape, il faut se caler sur ce que fait la Silicon Valley, admet Paul-Francois Fournier, de la BPI. On est en train de former des générations d'entrepreneurs qui peuvent intéresser les grandes entreprises. Car le meilleur financement reste évidemment le chiffre d'affaires, des contrats, des références.» Réciproquement, les start-up permettent aux grands groupes d'accélérer leur recherche et développement en la sanctuarisant dans des structures dédiées comme des incubateurs, qui fleurissent chez les grands du CAC 40.
La BPI, qui entre les prêts et les prises de participation est passée de 600 millions d’euros depuis sa création à 1,4 milliard annuels, cite volontiers Google comme un exemple à suivre : à la base simple moteur de recherche, le géant américain a diversifié son activité grâce à plus de 70 acquisitions ces trois dernières années, dans la robotique, la santé, la téléphonie… «Il faut que cette dynamique soit à long terme, avec des conséquences sur la structure de l’économie, affirme Axelle Lemaire. Aujourd’hui, seulement un tiers des PME est tourné vers l’innovation. Il faut que cette propension augmente, pour des questions de développement, mais aussi de compétitivité. Les start-up sont des locomotives pour les grands groupes.» Symbole de cette synergie naissante, La Poste et Engie (ex-GDF Suez) hébergeront sur leur stand plusieurs start-up au CES cette année.