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Chimie

Mendeleïev avance de quatre cases

Quatre nouveaux venus ont fait leur entrée, en janvier, dans la table de Mendeleïev qui organise les éléments connus. Un pas vers une meilleure compréhension de la matière nucléaire.
Tableau périodique des éléments (BiG)
publié le 7 janvier 2016 à 19h11

C'est officiel depuis la décision de l'Union internationale de chimie pure et appliquée (UICPA) annoncée le 6 janvier : le tableau de Mendeleïev comporte quatre nouveaux éléments. Vous ne risquez pas de les rencontrer au coin de la rue, puisque la durée de vie de ces atomes n'excède pas quelques millièmes de seconde. Et vous aurez bien du mal à retenir leurs noms provisoires : ununtrium, ununpentium, ununseptium et ununoctium. Les fans endeuillés du leader de Motörhead, Lemmy Kilmister, ont une meilleure idée : «Nous estimons juste que l'Union internationale de chimie pure et appliquée recommande qu'un des quatre métaux lourds récemment découverts soit baptisé Lemmium», explique la pétition qu'ils ont lancée sur Change.org.

Leur principale caractéristique ? Ils sont super-lourds, puisque ces éléments, les 113, 115, 117 et 118, sont formés de 113 à 118 protons. Leur noyau est donc composé de 284 à 294 nucléons en comptant les neutrons. Entre 2004 et 2013, ces atomes ont fait de fugaces apparitions lors d’expériences conduites dans des accélérateurs d’ions lourds au laboratoire Riken, au Japon (pour le 113) et à Dubna, en Russie, pour les autres. C’est la première fois qu’un élément chimique est découvert en Asie.

Un ion, c'est un atome épluché d'au moins un de ses électrons, ce qui permet de l'accélérer par un champ magnétique, puisqu'il est alors électriquement chargé. Dans ces laboratoires, des physiciens s'évertuent à fabriquer des faisceaux de ces ions, en prenant des atomes comme «du plomb, du zinc, du titane ou du calcium», explique Christelle Stodel, physicienne du CNRS au Grand Accélérateur national d'ions lourds (Ganil), installé près de Caen. Puis, ils bombardent des cibles, elles aussi composées d'éléments chimiques lourds, comme du bismuth ou de l'uranium, voire de l'américium ou du californium produits dans un réacteur nucléaire. Ce sont des cibles réalisées en ces deux éléments radioactifs que les Américains des laboratoires Lawrence-Livermore et d'Oak Ridge, ont apportées à Dubna pour y être bombardées par des faisceaux de calcium.

Chaîne de désintégration

Lors du choc, des fusions de noyaux peuvent se produire. Et donner naissance à des atomes qui n'existent pas dans la nature - même si des calculs laissent penser «qu'ils pourraient apparaître dans une supernova, une explosion d'étoile massive, mais, avec une probabilité si faible qu'il serait impossible de les détecter», précise Christelle Stodel. Filtrés par leurs vitesses, les atomes produits par le choc vont ensuite interagir avec des détecteurs. Et c'est la mesure d'une cascade d'événements très précis, en quelques microsecondes, qui signe la chaîne de désintégration radioactive de l'élément produit, et permet aux physiciens d'affirmer : «Là, on a produit l'élément 113.»

Malgré les milliards de milliards de collisions réalisées, les expérimentateurs n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent. L’élément 113 n’est apparu que trois fois au Riken. On comprend pourquoi les spécialistes de l’UICPA ont pris leur temps pour vérifier toutes les publications, s’assurant que les expériences ont été reproduites selon des critères sévères, avant d’adouber les nouveaux éléments.

Pourquoi conduire de telles expériences ? Pas pour le plaisir de compléter la dernière ligne du tableau de Mendeleïev, un truc pourtant magique pour nombre de physiciens et de chimistes : une preuve par l'image que le monde physique est organisé, structuré, et donc compréhensible, que l'on peut le soumettre à l'intelligence humaine. A l'aide d'un seul tableau, susceptible d'une présentation à la Deyrolle, comme à l'école primaire de jadis, tous ses éléments chimiques peuvent être présentés sous une forme logique, instructive où les propriétés des atomes découlent de leur place dans le tableau. «La nature est plus que bien faite, c'est tout de même intrigant cette régularité», s'interroge Christelle Stodel. Non, si les physiciens continuent cette quête des éléments super-lourds, c'est qu'ils espèrent une meilleure compréhension de la matière nucléaire, celle du noyau, en confrontant la théorie à des conditions extrêmes.

De la goutte à l’oignon

Au début de la physique nucléaire, ce noyau était vu comme une goutte liquide. Mais les physiciens ont compris que ce modèle, certes compatible avec les noyaux légers, ne peut rendre compte des noyaux lourds. La force nucléaire qui lie les nucléons ne pourrait pas résister à la force répulsive - dite de Coulomb - entre protons lorsqu’ils deviennent trop nombreux. La solution vint en 1949 d’un modèle en couches successives de nucléons. Des couches en pelure d’oignon qui, lorsqu’elles sont bien remplies, favorisent la stabilité du noyau.

Forts de ce modèle, les théoriciens ont alors imaginé qu'au-delà de la «vallée de stabilité» où se trouvent les noyaux ordinaires et connus, dont le nombre de neutrons n'est pas trop différent de leur nombre de protons, pourraient exister des atomes super-lourds et pourtant stables. Enfin, stables… «de quelques minutes à quelques années selon les modèles et calculs», précise Stodel. Le Ganil entend bien participer à cette quête, avec une expérience baptisée Spiral2 qui doit commencer en 2017, en tirant du titane, d'abord stable puis radioactif, sur du bismuth. Reste à nommer les nouveaux venus. Les noms provisoires ont été inventés par les physiciens et composés à partir de la racine latine ou grecque du numéro atomique (nombre de protons) de l'atome. Il revient aux découvreurs de proposer à l'UICPA un nom, tiré d'une personne ou d'un lieu connu. Et susceptible de permettre une abréviation évitant toute confusion avec un usage antérieur en physique. Ainsi, le 112, découvert à Darmstadt en Allemagne, fut-il baptisé Copernicium, mais abrégé Cn car le Cp avait déjà été utilisé. Un Rikenium pourrait donc faire son apparition sur le tableau de Mendeleïev. Et si le Ganil découvre un jour un nouvel élément, il pourrait s'appeler… le «normandium» s'amuse Christelle Stodel.