«Pas question de faire demi-tour, nous irons jusqu'au bout. Tout le monde est prévenu.» Tout de rose «bonneté» et tout rouge fâché, Olivier Etienne, physique imposant, pose en tribun habité sur l'estrade. Face à lui, un bon millier de producteurs porcins ont répondu à l'appel du collectif Sauvons l'élevage français (SEF). Une énième mobilisation pour tenter de défendre leurs intérêts alors que toute la filière s'enfonce dans la crise. Nous sommes le 14 janvier, à Plérin, dans les Côtes-d'Armor, à la chambre d'agriculture départementale, non loin du marché au cadran (ou marché du porc breton, MPB), la Bourse qui fixe le prix du kilo de cochon au plan national. Le choix du couvre-chef en laine porté par Olivier Etienne et ses collègues, qui se définissent «apolitiques», est évidemment symbolique. Comprendre : puisque les Bonnets rouges opposés à l'écotaxe concernant les poids lourds ont été entendus (obtenant le retrait des portiques), pourquoi n'en serait-il pas de même pour eux ?
Les Bonnets roses réclament sans délai la hausse du prix du porc français, dont le kilo ne vaut plus qu’un euro et des poussières depuis des mois… pas de quoi vivre ni même travailler pour tous les éleveurs qui vendent à perte. Une situation causée, d’une part, par la baisse des exportations consécutive à l’embargo russe sur les produits agroalimentaires européens - un embargo (appliqué en représailles aux sanctions liées à la crise ukrainienne) qui a eu pour conséquence de faire mécaniquement baisser les cours du porc dans l’UE. D’autre part, par l’importation de productions meilleur marché issuesd’autres membres de l’Union europeénne.
Des dizaines de camions
Dans le viseur de ces éleveurs venus de toute la Bretagne : la viande de porc ibérique et allemande, qu'ils jugent «inéquitablement produite et transformée». «Chaque jour, des dizaines de camions espagnols entrent chez les salaisonniers bretons, lâche Olivier Etienne devant ses collègues. Cela suffit. On ne peut pas tolérer ces agissements plus longtemps et se regarder mourir sans rien faire.» Outre ces «coûts de production incomparables», liés à une main-d'œuvre plus chère en France que chez les Espagnols et les Allemands, une autre «forme d'inégalité» fait bondir les éleveurs porcins bretons.
«Notre production est très strictement encadrée sur le plan environnemental, sanitaire et alimentaire, explique Olivier Etienne à Libération. Aujourd'hui, la France veut protéger le consommateur de viande de porc en interdisant l'utilisation de farine de viande et des antibiotiques facteurs de croissance pour nos animaux.» Une décision qui amène les éleveurs à devoir se tourner vers la farine de soja pour nourrir leur cheptel. «Mais ces mesures nous entraînent de gros surcoûts, assure l'agriculteur de Loudéac (Côtes-d'Armor). A côté de cela, on importe en France des viandes étrangères qui n'ont pas ces interdictions.» Verdict du porte-parole des Bonnets roses : «Il y a distorsion de concurrence. L'Allemagne et l'Espagne savent parfaitement protéger leurs marchés. Il n'y a pas de porc français chez eux.»
La crise des producteurs porcins n'est pas nouvelle. L'été dernier, elle avait même déclenché une intervention gouvernementale d'urgence auprès des acteurs du secteur. En juin, sous l'égide du ministère de l'Agriculture, un accord entre syndicats agricoles, industriels et grande distribution (Intermarché et Leclerc) avait même fixé un prix de vente minimum : 1,40 euro. Car en dessous, les éleveurs disaient unanimement perdre de l'argent. Mais, peu après, les deux principaux industriels du secteur, la coopérative Cooperl et la société Bigard, qui représentent à eux seuls 30 % des achats du marché du porc en France, avaient boycotté la séance de cotation, jugeant le prix de 1,40 euro intenable face à la concurrence étrangère… «Le prix du porc français est supérieur de 0,28 euro au cours allemand et de 0,38 euro au cours hollandais», se justifiait la coopérative début août. Les deux industriels n'avaient pas davantage participé à une réunion de (re)cadrage au ministère de l'Agriculture. Preuve que ces acteurs privés sont totalement indépendant des politiques, impuissants à réguler une filière livrée à la concurrence libérale. Le prix du kilo n'avait alors cessé de dégringoler, provoquant l'incompréhension puis l'inquiétude des producteurs.
«40 euros perdus par porc»
Sept mois plus tard, rien n'a été réglé. Pire, la filière s'enlise toujours plus. Ce jeudi, à quelques mètres des Bonnets roses présents à Plérin, la cotation du PMB voisin affiche 1,087 euro le kilo de porc. Loin, très loin du prix de 1,40 euro réclamé et «obtenu» l'été dernier pour être à l'équilibre. Sauf que la donne n'a pas changé. Pour Michel Bloc'h, président de l'Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne (UGPVB), «les éleveurs perdent actuellement près de 40 euros par porc». «Il manque au minimum 40 centimes au kilo pour que le producteur puisse vivre de son métier», confirme calmement Etienne Doré, 58 ans, dont trente-cinq passés comme éleveur à Plémy (Côtes-d'Armor). «Cette énième crise a une particularité : elle n'est pas conjoncturelle, mais structurelle, dit l'agriculteur présent dans l'assistance, qui dit avoir investi plus de 2,5 millions d'euros dans son exploitation depuis ses débuts. Nous ne sommes plus compétitifs à l'international. Face aux Espagnols, le milieu de gamme est mort. Actuellement, il y a trop de cochons.» Pourtant, la France, troisième acteur européen du secteur, n'a produit en 2014 que 1,94 million de tonnes de viande de porc, contre 2,31 millions dix ans plus tôt. De leur côté, l'Allemagne, leader avec 5,51 millions de tonnes en 2014 (4,31 millions en 2004) et l'Espagne, son dauphin, avec 3,62 millions en 2014 (3,8 millions en 2004), ne cessent de gagner des parts de marché.
Didier Lucas, président de la FDSEA des Côtes-d'Armor, avance une comptabilité : «Environ 20 % des éleveurs porcins de Bretagne [région qui en compte 5 800 et représente 58 % de la production nationale, ndlr] ont déjà cessé leur activité ou sont en passe de déposer le bilan.» Le porte-parole du collectif Sauvons l'élevage français est plus direct : «Les difficultés financières dans les élevages font exploser des couples. Il y a quinze jours, on a appris le suicide d'un exploitant. Et un nouveau la semaine passée, témoigne Olivier Etienne. Mais tout ceci est tabou dans notre monde paysan, qui est très pudique. Si cela se passait chez Orange ou EDF, les choses seraient différentes…»
«Morts à l’export»
Le collectif Sauvons l'élevage français : «Nous sommes morts à l'export. Il faut nous concentrer sur le marché national.» Et Olivier Etienne d'égrener les mesures nécessaires. «Aujourd'hui, le porc vendu dans le pays en viande fraîche est français. Mais il y a 40 % de viande d'origine étrangère dans les produits à base de porc transformés dans le pays», lâche-t-il, récoltant des applaudissements. «Il faut que l'Etat oblige, par décret, les transformateurs et distributeurs à coller un étiquetage mentionnant l'origine de la viande sur les produits, abonde son copain René Le Goudivès, éleveur dans le Morbihan et autre porte-parole de SEF. Comme ça le consommateur français pourra savoir d'où vient la viande de porc qu'il achète.»
Au ministère de l'Agriculture, si on estime que la crise n'est pas française mais européenne, on entend et juge légitime le désir de SEF d'étiqueter «viande française» les produits transformés à base de cochon tricolore. «Mais si l'Etat aide financièrement cette opération, on sera épinglé par Bruxelles pour fonctionnement anticommunautaire. Car dans le cadre du marché unique, la réglementation de l'étiquetage a été définie au niveau européen. Et à ce jour, pour les Etats membres, il n'est pas possible d'étiqueter la traçabilité d'origine sur un plat cuisiné ou produit transformé.» Toutefois, «depuis la crise des lasagnes, nous poussons pour que cela avance à l'échelle européenne. Nous sommes encore isolés même s'il y a des Etats membres qui nous soutiennent et que le Parlement va dans le même sens. Mais la Commission ne s'est pas encore emparée du sujet». Et de suggérer : «Si l'Etat ne peut pas imposer un étiquetage d'origine, cela n'empêche pas les acteurs de le faire de leur côté dans le cadre d'une stratégie de filière. A l'image de Cochonou, qui a fait une annonce en ce sens.»
Désormais, les porte-parole des Bonnets roses attendent de rencontrer le ministre, Stéphane Le Foll, autour d'une table qui réunirait producteurs, abatteurs, transformateurs et distributeurs «pour mettre en place une stratégie qui ne serait pas remise en cause par Bruxelles». «Il faut faire vite. On est en train de mourir, se lamente Olivier Etienne. Il y a le feu dans nos campagnes. On ne va pas pouvoir tenir les gars longtemps.»
Photos Fabrice Picard