Quand on y réfléchit bien, il est troublant de constater à quel point les jeux mobiles les plus populaires flattent nos instincts de maniaques névrosés. Dans Candy Crush, c'est le bordel. Les bonbons bleus sont mélangés aux bonbons orange qui sont entremêlés de bonbons rouges et parsemés de bonbons jaunes : horrible. Nous, on trie, on regroupe, on rassemble les couleurs entre elles. Les violets avec les violets et les bonbons seront bien gardés. Dans 2048, même tri méthodique – on regroupe les tuiles de même valeur pour qu'elles puissent fusionner et débarrasser le plancher. Puis d'autres tuiles arrivent et on doit les classer et les fusionner pour qu'elles débarrassent le plancher. C'est un grand ménage perpétuel. Plus on classe, plus le bazar revient, et notre addiction à ces jeux terribles doit tenir quelque part à notre incapacité d'accepter le chaos.
Deux jeux récents entrés dans notre panthéon des péchés mignons sur smartphone viennent confirmer cette théorie.
Atomas
Sorti en août 2015 sur iOS et en décembre chez Android, Atomas consiste à combiner des atomes similaires pour faire grimper leur valeur. Enfin, quand on dit des atomes… Inutile de s'y connaître en physique ou de maîtriser les réactions chimiques pour comprendre les règles. Les boules ont différentes couleurs et différents numéros, qui, pour faire classe, correspondent au numéro atomique des éléments de Mendeleiev : 1 pour l'hydrogène, 2 pour l'hélium, 3 pour le lithium… Le reste est tout bête. Quand on fusionne deux «atomes» de valeur 3, ils donnent un atome de valeur 4.
La bonne idée du développeur Max, âgé de 22 ans selon son site, est d'avoir organisé ces atomes autour d'un cercle. Les nouveaux venus apparaissent au centre du cercle, et on choisit du bout du doigt l'endroit où l'on souhaite les insérer. Les rangs gonflent, les atomes se serrent les une à côté des autres. Et de temps en temps débarque le salvateur signe «+» : celui-là, quand on l'envoie au milieu de deux atomes identiques, il les accouple et donne naissance à un atome supérieur.
Toute la stratégie consiste donc à créer des chaînes d’atomes parfaitement symétriques, de sorte que le «+» déclenchera une réaction en chaîne, fusionnant les atomes les uns après les autres, vidant le cercle et nous rendant de l’espace pour continuer à jouer. Quand il n’y a plus de place pour un nouvel atome sur le cercle, c’est perdu. La valeur cumulée de tous les atomes qu’on a réussi à créer devient notre score.
Il y a quelques bonus, bien sûr, qui viennent pimenter Atomas : des «-» pour repositionner un atome du cercle, des «+» de couleur noire capables de fusionner deux atomes différents, des atomes très rares dont on peut choisir la valeur, voire de l'«antimatière» pour faire un grand ménage dans le cercle quand l'échec de la partie menace. D'une efficacité redoutable.
Niaki
Ranger, toujours ranger, ordonner, toujours ordonner. Pas les chiffres, mais les couleurs. Niaki est un jeu français, oui Monsieur oui Madame, dont nous gratifie le jeune Iñaki Cervera-Marzal qui a voulu se lancer dans la programmation de jeux mobiles en autodidacte après des études de rien-à-voir (en l'occurrence, de biologie). La recette est simple – Iñaki a pioché une idée dans tous les classiques du casse-tête qu'il affectionne. 2048 et Threes, son ancêtre, pour les blocs à déplacer et le principe d'un niveau unique à rejouer à l'infini : «J'aime bien les jeux dans le genre match-3 comme Candy Crush mais je trouve qu'il y avait beaucoup trop de hasard, explique-t-il à Libération, car on ne sait jamais quel type de bonbon va apparaître. Du coup j'ai repris l'idée d'un damier où l'on peut déplacer des blocs, mais au lieu qu'ils explosent comme dans Candy Crush, je les laisse sur le damier, comme ça il n'y a plus de hasard, et je les regroupe. L'idée de regrouper les couleurs me vient du Rubik's Cube. Et l'idée qu'un groupe de blocs garde sa même forme structurelle lorsqu'il se déplace me vient de Tetris. En effet, dans Tetris, on a des blocs avec des formes particulières que l'on ne peut pas modifier, mais il faut arriver à bien les déplacer et les emboîter.»
En version claire ou obscure, couleurs ou symboles.
Voilà, en gros, pour les règles. On part avec un damier de couleurs (qu’on peut agrémenter de symboles dans la version pour daltoniens), plein de petites tuiles individuelles. En les faisant glisser avec le doigt, les tuiles s’agglomèrent quand elles sont de même couleur. On forme ainsi des blocs de plus en plus gros… et de plus en plus difficiles à déplacer, aussi, car un bloc ne peut pas «briser» un autre bloc en lui passant dessus, s’il est de taille équivalente ou supérieure.
Marrant au début, pénible ensuite, passionnant enfin : Niaki est un jeu en trois temps. Il promet une bonne dose d'amusement dans les premières heures de jeu, quand on s'éclate à faire voyager les couleurs, en haut ou en bas, à gauche et à droite, en les écoutant jouer de cristallines petites notes. Mais il se révèle rapidement très complexe. En voulant jouer chaque coup de manière réfléchie, on a rapidement l'impression d'être noyé dans le nombre de paramètres qui peuvent faire évoluer la partie dans un sens ou dans l'autre. Ce sont des échecs de couleur, il faut voir loin à l'avance. Un agglomérat orange trop vite constitué peut nous isoler une petite tuile bleue dans un coin de l'écran, sans aucun espoir de rejoindre un jour ses amies bleues. Et les miettes abandonnées, ça coûte cher.
Le score, affiché en fin de partie, correspond au pourcentage de blocs qu'on a réussi à agglomérer avant de se retrouver dans une impasse car aucun déplacement n'est plus possible. En jouant sans se prendre le chou, on tourne souvent autour de 50 à 60%. Mais, parole d'Iñaki, «je suis convaincu à 100% que l'on peut faire 100% à chaque partie !» Voilà de quoi mesurer notre talent, selon le créateur du jeu : «aux alentours de 80%, le joueur commence à comprendre comment regrouper les blocs, donc on peut considérer que c'est un bon score. Et à partir de 90%, c'est un très bon score.» Pour atteindre les sommets, il faudra s'aider des «retours arrière» pour annuler un coup trop vite joué et changer de voie – ils s'obtiennent en visionnant des publicités ou via des micropaiements.
Le score final… On s’améliore.
Heureusement, il y a ce formidable moment où, lassée de stagner dans des scores médiocres faute de prévoyance, on trouve enfin le courage d’affronter le jeu froidement. Quelques heures d'expérience nous ont appris à prévoir la réaction des blocs quand on les déplace, à savoir à l’avance ce que l’on peut tenter ou pas pour regrouper nos couleurs. Et nos performances s’améliorent brusquement.
Niaki, on le découvre, on l’aime, il nous effraie, on s’en éloigne et on y revient. Parce qu’on l’aime.