Menu
Libération
SOS

Les éleveurs français font crise mine

Alors que les agriculteurs souffrent de la baisse des cours, Paris, qui peine à endiguer la contestation, appelle à une meilleure organisation des filières.

Manifestation d’éleveurs, venus de Plouzané (Finistère), devant une grande surface Carrefour de Brest, vendredi. (Photos Vincent Gouriou)
Publié le 05/02/2016 à 19h31

Comme une impasse ? Alors que les éleveurs français ne cessent depuis des mois d’exprimer leur détresse au regard d’une trésorerie mise à mal par une crise agricole qui n’en finit pas, le gouvernement, malgré sa mobilisation (notamment en termes financiers), peine à panser les blessures des éleveurs. Depuis l’été 2015, quand l’ire des producteurs porcins s’est initialement exprimée dans cette crise qui s’étire comme un jour sans foin, d’autres acteurs de l’agriculture ont rejoint les rangs des manifestants. Producteurs laitiers et de viande bovine en font désormais partie, alors que Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, a rajouté 125 millions d’euros aux 700 millions du plan d’aide accordé initialement aux éleveurs.

Mais les subventions ne peuvent pas tout, entend-on au ministère. Car le fait est que, dans un secteur d’activité privé, ce ne sont pas les pouvoirs publics qui sont les régulateurs. Ainsi, quand le ministre parvient, comme durant l’été 2015, à réunir les acteurs de l’élevage porcin pour arracher un accord sur un prix minimum au kilo de la viande, rien ne dit qu’un des participants ne va pas se renier sitôt la table quittée. C’est ce qui s’est passé avec les géants Bigard et Cooperl. Et pourtant ce sont les coopératives et les acheteurs, c’est-à-dire les distributeurs, qui fixent les prix des productions au niveau national.

Pour les éleveurs, une porte de sortie de crise est envisageable avec l’arrêt de l’embargo russe sur les produits agroalimentaires européens, survenu au départ à cause d’un problème supposément sanitaire, puis renforcé par une brouille diplomatique - l’annexion de la Crimée par Moscou. Stéphane Le Foll dit travailler avec vigueur à la levée de l’embargo qui pénalise énormément la filière porcine. Le ministre de l’Agriculture s’est aussi engagé à œuvrer pour l’affichage des produits transformés à base de viande «nationale». A savoir : pouvoir apposer une étiquette mentionnant l’origine de la viande sur les produits.

Lundi, il recevra les représentants de la grande distribution pour les appeler à «la responsabilité»lors des renégociations tarifaires annuelles avec leurs fournisseurs. En attendant, Libération dresse un état des lieux de trois secteurs agricoles en détresse, avec les possibles portes de sortie qui s'offrent aujourd'hui.

Le lait, le trop-plein

La situation. Après trente et un ans de fermeture, le robinet blanc a été rouvert l'an passé avec la fin des quotas laitiers dans l'Union européenne. Cette dernière s'était dotée, en 1984, d'un système de régulation pour tenter de contenir un souci structurel d'excédent chronique. Depuis le 1er avril, les vingt-huit Etats membres de l'UE sont désormais libres de produire et de commercialiser autant de lait qu'ils le désirent. Résultat : dans un marché mondial libéralisé, les pays laitiers européens historiques (Pays-Bas, Autriche, Allemagne, France, Danemark et Irlande) ont boosté leur production quand la Nouvelle-Zélande, premier exportateur mondial de lait, subissait dans le même temps la sécheresse causée par le phénomène climatique El Niño, qui a dévasté les herbages.

D’un autre côté, la Chine, incapable d’assurer son autosuffisance, augmentait massivement ses importations. La France a donc produit à tout va, avec des marchés mondiaux très porteurs. Et, début 2014, les prix étaient au plus haut. Dans l’Hexagone, la tonne de lait valait 400 euros. Problème : les Chinois, qui avaient acheté (et stocké) d’énormes quantités de lait européen, ont réduit leurs importations, alors que les Néo-Zélandais se sont remis à produire. Un «effet ciseau» impitoyable, six ans après la précédente crise.

Comment en sortir ? Dans un contexte de surproduction européenne, il y a très peu de chance que la tendance s'inverse pour les producteurs de lait français. Alors que la rentabilité est environ à 340 euros les 1 000 litres, le prix de cette tonne se situe actuellement sous les 300 euros. Une des pistes de sortie de crise est que la demande mondiale reparte à la hausse, ce qui mécaniquement doperait les exportations. Les producteurs hexagonaux espèrent que les Chinois qui, après le scandale de leur lait national contaminé à la mélamine, ont une grande confiance dans le lait français, vont de nouveau importer.

En France, une très grande partie de la production laitière est transformée : beurre, yaourts, desserts… Dix industriels (dont Danone, Lactalis, Bel) dominent cette filière. Ce sont eux qui décident des prix d’achat dans les coopératives de producteurs. C’est donc eux qui ont les clés de la filière au plan national.

Porc, la menace européenne

La situation. Ballotté de longue date, le secteur s'inscrit désormais dans un marché européen, davantage que mondial. Depuis juin, aux prises avec une inexorable descente du cours au kilo, les producteurs français n'en finissent pas d'exprimer leur désarroi. En cause : une production hexagonale en compétition frontale avec des concurrents européens moins chers. Aux premiers rangs desquels les éleveurs allemands et espagnols qui, disent leurs homologues hexagonaux, ne sont pas contraints par les mêmes normes environnementales qu'eux. Sans parler des coûts d'abattage, moindres pour cause de «moins-disance» sociale. Résultat : les producteurs de porc français ne peuvent proposer un prix au kilo concurrentiel par rapport à leurs homologues communautaires. Cet été, sous impulsion gouvernementale, la filière avait établi un prix au kilo de 1,40 euro au MPB, le marché du porc breton, sorte de Bourse nationale du cochon. Trop cher, ont dit les deux acheteurs principaux de la viande de cochon, Bigard et la Cooperl, qui ont choisi de s'en extraire pour se tourner vers l'étranger où ils achètent la viande de porc qui nourrira leurs productions transformées.

Comment en sortir ? Les (jeunes) producteurs français, pays acteur majeur du porc en Europe, ont écouté leurs décideurs (groupements, syndicats, banques), qui les ont incités à agrandir leurs exploitations afin d'avoir une taille industrielle, à l'instar des Allemands et des Danois. Pour ce faire, ils ont emprunté. Beaucoup. Et maintenant, crise faisant, ils sont étranglés par les remboursements de prêts.

Que faire ? Marche arrière ? Impossible. S’agrandir encore pour diminuer les coûts de production ? C’est une stratégie, mais elle n’est pas sans risque. Une possibilité est d’espérer que le marché mondial du porc va se redresser. Comme la Chine, qui consomme de plus en plus de cette viande. Une autre est de tourner le dos au marché international et de choisir de se spécialiser dans la qualité. Les prix du kilo de volaille vont de 3 à 10 euros, suivant la gamme. Pourquoi ne pas faire de même avec le porc ? Sans parler du bio, de plus en plus plébiscité, et aussi de la distribution en circuits courts. Ou estampiller le cochon français d’une étiquette sur les produits transformés. Mais c’est aux distributeurs de s’emparer de la question, car l’Etat ne peut le faire.

Bœuf, l’avenir est dans le bio

La situation. Contrairement à la filière laitière mais à l'instar de celle du porc, les difficultés de la viande bovine tricolore s'inscrivent davantage dans un contexte européen que mondial. Pour rappel, la France reste le premier pays européen producteur de viande bovine, devant l'Allemagne et le Royaume-Uni. Elle est aussi le seul pays à avoir une production d'origine allaitante développée. Car, le plus souvent, la viande de bœuf provient de troupeaux réformés, c'est-à-dire de vieilles vaches laitières. Même si le pays élève fièrement de grandes races à viande (salers, limousine, aubrac, charolaise…), ces dernières ne représentent qu'une petite part de la viande de bœuf consommée dans l'Hexagone, car leur prix au kilo n'est pas à la portée de toutes les poches.

Mais pourquoi la filière souffre-t-elle ? Parce que, face à la crise du lait, les éleveurs transportent leurs vaches laitières à l’abattoir, pour éviter de continuer à les nourrir sans gagner d’argent avec le lait. C’est ce qu’on appelle de la décapitalisation. Par ailleurs, la filière souffre de la baisse de vente de produits carnés, régulière depuis des années.

Comment en sortir ? Face à des changements de mode de consommation, la filière se retrouve en transition subie. C'est peu dire que c'est un séisme pour un pays carnassier. Car même si les jeunes générations mangent force burgers et que le Français n'aime rien tant que griller des côtes de bœuf l'été venu, la consommation de viande de bœuf (enfin de vache, dans 99 % des cas) va décroissant dans notre pays. Dès lors, que doivent faire les éleveurs ? D'aucuns préconisent une spécialisation dans le haut de gamme. Mais il n'y aura pas de place pour tous les producteurs. D'autres invitent à identifier le niveau de qualité de leur viande, à commencer par l'élevage à l'herbe, aussi bon pour la santé du consommateur que son environnement. Le bio pour sauver une filière d'élevage extensif ? L'augure est séduisant, et pas si farfelu que l'on pourrait le croire dans un marché de plus en plus étroit.