«Gouvernements du monde industriel, vous, géants fatigués de chair et d'acier, je viens du cyberespace, la nouvelle demeure de l'esprit, écrit, dans la nuit du 8 au 9 février 1996, l'Américain John Perry Barlow. Au nom du futur, je vous demande à vous, du passé, de nous laisser tranquilles.» Drôle d'oiseau, Barlow : poète, parolier du Grateful Dead, mais aussi ranchero, ex-directeur de campagne du républicain Dick Cheney, et cofondateur, en 1990, de l'Electronic Frontier Foundation, une association de défense des libertés sur Internet. Cette nuit-là, en une quinzaine de paragraphes qui empruntent aussi bien à la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis qu'aux théories de la «noosphère» de Pierre Teilhard de Chardin, il proclame la sécession. «Vous n'avez pas de souveraineté là où nous nous rassemblons», lance-t-il aux Etats. Et d'en appeler à une nouvelle «civilisation de l'esprit», «plus juste et plus humaine». Envoyée par mail à quelques centaines de contacts, sa «Déclaration d'indépendance du cyberespace» va se répandre comme une traînée de poudre, et devenir le bréviaire des cyberutopies libertaires. La relire aujourd'hui, pour son vingtième anniversaire, peut provoquer le vertige. L'«Internet civilisé», les débats sur la liberté d'expression, entre régulation et censure, et l'extension du domaine de la surveillance sont passés par là. De même que l'hyperdomination de la Silicon Valley. En bon libertarien, Barlow ne s'en prenait qu'aux gouvernements, sans voir (ou sans vouloir voir) que d'autres forces étaient à l'œuvre. Trois ans plus tard, le juriste Larry Lessig le rappellerait dans le lumineux Code et autres lois du cyberespace. La «nouvelle demeure de l'esprit» ne s'est pas autonomisée ; au contraire, elle est devenue une dimension, à l'échelle planétaire, du monde sensible, où se renouent et se rejouent les rapports sociaux et les conflits - y compris les plus violents. Reste que la vision d'Internet comme lieu d'autonomie individuelle et collective, comme espace de réinvention sociale, est, elle, toujours vivace. Les débats de l'heure - de la neutralité du Net à la reconnaissance des «biens communs numériques», en passant par l'usage de la cryptographie ou la protection des données personnelles - portent la marque des utopies premières. C'est dans le débat démocratique, non dans la sécession, que se joue l'avenir du réseau. Mais le cyberespace ménage encore des chemins de traverse. Non pas indépendant, mais toujours indocile.
Billet
Vingt ans après, l’utopie du cyberespace est à réinventer
John Perry Barlow en 2004. (Rob DeLorenzo. Sipa)
par Amaelle Guiton
publié le 9 février 2016 à 19h41
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