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Tractés

«On a des jeunes motivés, qui veulent bosser, mais pour cela, il faut des prix viables»

L'annonce d'une baisse de 7 points des cotisations sociales pour tous les agriculteurs n'a pas désarmé la mobilisation des éleveurs bretons. Ce mercredi, leurs tracteurs bloquaient l'accès à Rennes et un face-à-face était engagé aux abords de la Préfecture avec les forces de l'ordre.
Manifestation des agriculteurs devant la préféture d'Ille-de-Vilaine, à Rennes, le 17 février. (Photo Thierry Pasquet. Signatures pour «Libération»)
publié le 17 février 2016 à 16h50

De la Manche, de Loire-Atlantique, des Côtes d’Armor, du Finistère… Plusieurs centaines de tracteurs ont convergé mercredi sur Rennes, telles des colonies de gros insectes multicolores qui se sont déployées sur la rocade de la ville, cernant la capitale bretonne, après avoir provoqué de vastes embouteillages sur ses principaux axes d’accès. Sur les cabines, les lames à ensilage fixées à l’avant des engins, on pouvait lire des inscriptions comme «l’agriculture en état d’urgence», «plus de prix, moins de normes», ou «GMS voleurs», cette dernière visant les grandes et moyennes surfaces. Cette démonstration de force se déroulait alors qu’à Paris était attendue l’annonce de nouvelles mesures d’aides à un secteur de l’élevage touché de plein fouet par des prix désespérément bas. En début d’après-midi, un face-à-face tendu était engagé aux abords de la préfecture de région, entre agriculteurs en colère et forces de l’ordre mobilisées en nombre. Avec, au programme, feux de résidus agricoles et jets d’œufs et de patates sur les uniformes. Un manifestant a été interpellé après avoir enfoncé une grille de la pref avec son engin. Mais après quelques sommations et tirs de lacrymogènes, les tracteurs semblaient devoir reprendre le chemin de la rocade en fin de journée.

Sur l'échangeur de l'axe Rennes-Brest, peu avant l'entrée d'une partie des tracteurs dans le centre de Rennes, Loïc Guines, président de la FDSEA d'Ille-et-Vilaine, le téléphone portable rivé à l'oreille, tentait tant bien que mal de contenir ses troupes, après s'être engagé à ce que le contenu des remorques remplies de détritus ne soit pas déversé sur la chaussée. «L'Europe ne doit pas être toute libérale. Il faut des systèmes de régulation, de protection de ses frontières», martèle-t-il, avant de réclamer «des outils pour amener de la trésorerie tout de suite» chez les agriculteurs les plus endettés. Manière de dire que la baisse de sept points des cotisations sociales de tous les agriculteurs et «l'année blanche sociale» pour ceux à très faibles revenus annoncées ce mercredi par le Premier ministre Manuel Valls ne remplaceront pas une aide d'urgence immédiate… Parmi les petits groupes de manifestants, réunis autour d'un brasero ou d'un casse-croûte, arborant le bonnet rouge rappelant la fronde contre l'écotaxe ou enveloppé d'un drapeau breton, les mines sont graves. La nouvelle du drame survenu le matin même dans l'Aveyron – la mort d'une technicienne de la chambre d'agriculture de Rodez poussée dans un étang par le frère d'un exploitant laitier lors d'une visite sanitaire – commence à se répandre dans les rangs. Mais la parole se libère.

«Des prix, des prix, des prix»

«Ce que nous voulons ? Des prix, des prix, des prix, scande Gildas, producteur de lait à Plouay, dans le Morbihan. Des prix pour réinvestir et faire travailler tout le monde. Aujourd'hui, ou bien on paie nos fournisseurs et on ne vit plus, ou on cesse de les payer et c'est eux qui ne vivront plus.» A 27 centimes le litre de lait vendu à Lactalis pour un prix de revient de 33 centimes, Gildas, qui produit 400 000 litres du liquide chaque année, perd de l'argent tous les jours. Mais ne baisse pas les bras. «J'y crois et j'ai envie d'y croire, assure-t-il. On est là pour nourrir le monde, aménager le territoire et embellir le paysage. On a des jeunes motivés, qui veulent bosser, mais pour cela, il faut des prix viables.»

A ses côtés, un badge tricolore défendant «le porc français» au revers du veston, Jean-Marc, producteur de porc près de Pontivy, ne décolère pas sur l'importation de viandes étrangères et montre sur son portable les rayons vidés d'un magasin Carrefour lors d'une récente opération de contrôle. «Regardez ! Derrière ces affichettes "porc français", on a retrouvé du porc espagnol nourri aux farines de viande et traité aux antibiotiques», fulmine-t-il. Avec le kilo de porc vendu à 1,10 euro le kilo, pour un élevage qui va bientôt passer de 200 à 300 truies depuis qu'il s'est associé à un agriculteur de 35 ans, ce solide gaillard coiffé d'un bonnet rose – dernier mouvement lancé par des éleveurs de cochons – estime ses pertes à 12 000 euros par mois. «Et on vient d'investir 900 000 euros pour rénover nos bâtiments et réaliser notre agrandissement, ajoute-t-il. Un projet lancé voilà trois ans.»

«On vit à crédit»

Sirotant une canette de bière entre deux tracteurs pour se protéger du froid, un autre groupe d'agriculteurs se désole autant de l'absence d'étiquetage sur l'origine des viandes que du manque de perspectives. «J'ai un fils de 12 ans qui est très intéressé par mon exploitation et c'est son avenir qui m'inquiète le plus, confie Philippe, 43 ans. Quel avenir on va lui donner ?». Installé depuis seulement quatre ans dans la production laitière et porcine aux côtés de son père, Nicolas, 30 ans, qui a choisi cette voie par «passion», partage la même inquiétude. «La crise est structurelle et on ne voit pas de sortie, souligne-t-il. On a des bâtiments vieillissants et on n'a plus les moyens d'investir. On vit à crédit, seulement sur des découverts.»

Chez ces agriculteurs, qui rêveraient que «toute (leur) viande et tout (leur) lait» soient consommés en France pour «arriver à vivre» et qu'on mette fin au dumping social en Europe, un même sentiment : «l'abandon de l'Etat» et une Europe qui n'a «pas fait ce qu'il fallait». Et ce n'est pas une baisse des cotisations sociales qui risque de les rassurer. «Quand on a des revenus négatifs, les charges sociales, ça ne pèse pas grand-chose», lâche l'un d'eux.