A quoi joue donc le gouvernement ? En indiquant dimanche être «prête à donner (le) feu vert» au prolongement de dix ans de la durée de vie des centrales nucléaires françaises, qui passerait ainsi de quarante à cinquante ans, la ministre de l'Environnement et de l'Energie, Ségolène Royal, confirme ce qu'a dit le PDG d'EDF le 16 février… remettant ainsi en cause sa propre loi de transition énergétique, si elle parle bien elle aussi de prolonger toutes les centrales ou presque.
Le patron du groupe, Jean-Bernard Lévy, avait en effet affirmé que «l'Etat (a) donné son accord pour que nous modernisions le parc actuel de façon à ce que la durée de vie, qui a été conçue pour quarante ans, nous la montions à cinquante et soixante ans, sous réserve que la sécurité nucléaire soit garantie». Et il avait enfoncé le clou, en lâchant qu'EDF n'a «pas prévu, en liaison avec l'Etat», de fermer plus de deux réacteurs nucléaires dans les dix ans à venir.
De quoi remettre en cause, de facto, l’un des objectifs majeurs de la loi de transition énergétique promulguée à l’été 2015 : réduire à 50% d’ici 2025 la part de l’atome dans la production électrique française, contre 77% aujourd’hui, dans le but de favoriser les énergies renouvelables. Objectif qui est accessoirement, aussi, une des promesses de campagne du candidat Hollande, en 2012. Certes, la loi ne porte pas sur le nombre de centrales à fermer mais bien sur la production totale, de 50% dans le mix électrique. Mais la Cour des comptes elle-même l’a dit début février : la mise en œuvre de cette disposition pourrait conduire EDF à fermer 17 à 20 de ses 58 réacteurs français, dans l’hypothèse d’une consommation de courant constante.
Ire des écologistes
Il y a donc quelque chose qui cloche dans la déclaration de Ségolène Royal. Celle-ci a pris soin de préciser deux points, d'abord à l'antenne de France 3, puis dans un tweet. Sans doute pour calmer l'ire des écologistes, qui ont immédiatement dénoncé une «mise à mort de la loi de transition énergétique» (dans le cas du nouveau secrétaire national d'Europe Ecologie-les Verts, David Cormand) ou accusé Royal de «sacrifier la protection des citoyens aux intérêts d'EDF» (pour le Réseau Sortir du nucléaire).
J'ai dit:la prolong.de la durée de vie des réact. nucléaires si l'Autorité de Sûreté l'autorise et ds le cadre de la baisse du nucléaire/loi
— Ségolène Royal (@RoyalSegolene) February 28, 2016
L'Autorité de sûreté nucléaire a effectivement son mot à dire sur le sujet. Son président, Pierre-Franck Chevet, ne cesse de répéter que «la poursuite du fonctionnement des centrales nucléaires au-delà de quarante ans n'est pas acquise». Le gendarme du nucléaire veut au préalable s'assurer de leur conformité aux exigences de sûreté. Sa position «générique» sur les améliorations proposées sera prise, a priori, en 2018. Et l'ASN ne prendra ensuite position, réacteur par réacteur, qu'à partir de 2020. Bref, Jean-Bernard Lévy et Ségolène Royal vont un peu vite en besogne… à moins de forcer la main à l'ASN, mais on n'en est a priori pas (encore?) là.
Equation bancale
Deuxième précision ministérielle : cette décision de prolongation des centrales s'inscrirait «dans le contexte de la baisse de la part du nucléaire de 75% à 50% dans la production d'électricité pour monter en puissance sur le renouvelable».
Là, de deux choses l'une : soit la ministre ne parle en fait pas de prolonger toutes les centrales, et là l'équation peut tenir. Soit celle-ci est bancale.
«On peut facilement démontrer que l'option "50 ans" est totalement incohérente, tout à la fois économiquement et avec la loi de transition énergétique», explique l'ingénieur énergéticien Thierry Salomon, vice-président de l'association Négawatt. Et de dérouler sa démonstration : «Dix ans de plus permettrait de maintenir en service tous les 58 réacteurs (ou 57 si l'EPR de Flamanville remplace les 2 réacteurs de Fessenheim). Pour respecter la loi, en 2025, à consommation constante [ce qui est le cas depuis quatre ans, ndlr], il faudrait soit fermer de l'ordre de 19 réacteurs d'un coup fin 2025, soit réduire le facteur de charge [l'équivalent de la durée annuelle de production à pleine puissance] de 6 570 heures à… 4 360 heures par centrale. Cette deuxième option respecterait la loi, la part du nucléaire se réduisant bien à 50% du mix électrique, sans fermer de centrales. Léger souci : c'est totalement antiéconomique, faisant grimper le prix du kWh nucléaire, puisque le coût de production varie peu entre ces deux facteurs de charge (6 570 heures et 4 360 heures) car les frais fixes représentent l'essentiel de la structure du coût.»
A moins que le «plan» du gouvernement ne soit de suivre le scénario défendu bec et ongles par Henri Proglio, l'ancien PDG d'EDF pendant la préparation de la loi : absolument tout électrifier, chauffage et mobilité. Et ainsi parvenir aux 50% en 2025 tout en prolongeant les centrales grâce à une explosion de la consommation. Ce qui permettrait de comprendre l'obsession de Ségolène Royal pour les voitures électriques, entre autres. «Sauf qu'en 2025, la consommation du parc de véhicules électrifiable ne représentera pas grand-chose, deux réacteurs maximum. Et que la politique d'efficacité énergétique affichée par la ministre va exactement à l'encontre d'une telle augmentation !», remarque Thierry Salomon. Là non plus, donc, l'équation ne tient pas la route.
Finances d’EDF en berne
Que signifie donc la déclaration de Ségolène Royal ? Certains estiment qu'elle parle a priori d'un allongement de la durée d'amortissement des centrales. Pas forcément de la durée de vie réelle de 100% des centrales. «Mais c'est ambigu, et probablement volontairement», remarque un acteur du monde de l'énergie. «Il semblerait que l'Etat ait très peur des compensations ou indemnisations que pourrait demander EDF s'il lui impose de fermer des réacteurs. Mais j'avoue ne pas bien comprendre ce point, car l'Etat est très majoritairement actionnaire d'EDF et percevrait des dividendes qui pourraient compenser en partie les coûts d'une indemnisation.»
Pour Anne Bringault, chargée du dossier «transition énergétique» pour plusieurs ONG et associations, «jouer avec les écritures comptables d'amortissement des réacteurs pour faire remonter le cours des actions d'EDF ne fait pas une politique énergétique d'avenir. Il est temps de clairement donner la priorité aux investissements dans les économies d'énergie et les énergies renouvelables, plutôt qu'aux profits de très court terme qui nous conduisent dans une impasse. Dans tous les cas, ce que propose Ségolène Royal amène à augmenter encore le problème de surcapacités pour la production d'électricité, ce qui pénalise les producteurs car cela génère des prix de marché trop bas».
Les prix de l’électricité sont déjà très bas, mettant à mal les finances d’EDF. L’électricien a annoncé mi-février un bénéfice net divisé par trois pour 2015, à 1,2 milliard d’euros, et aura sans doute besoin d’une recapitalisation massive de l’Etat s’il veut financer à la fois l’entretien de son parc de réacteurs existants et divers grands projets nucléaires comme les EPR britanniques d’Hinkley Point.
Or, pour maintenir le parc actuel des 58 réacteurs d'EDF «en état de répondre à la consommation électrique et aux normes de sûreté nucléaire, durcies après la catastrophe de Fukushima» en 2011, il faudra débourser près de 100 milliards d'euros d'ici à 2030, soit 1,7 milliard d'euros par réacteur, a estimé la Cour des comptes. Comment EDF, qui traîne déjà une faramineuse dette de 37 milliards d'euros, pourra-t-il financer cette addition (qu'il estime, lui, à 55 milliards d'euros d'ici à 2025) ? Difficile, voire impossible. A moins d'augmenter nettement la facture de ses clients… ou de faire payer les contribuables.
Procrastination
Alors, EDF 1 - Transition énergétique 0 ? Pour y voir plus clair, il faudra attendre la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Ce texte est majeur, puisqu'il doit transcrire concrètement les objectifs de la loi, en fixant des trajectoires d'évolution de la consommation et de la production d'énergie par filière (nucléaire, énergies renouvelables, gaz, etc.). Mais il tarde à être présenté par le gouvernement. C'était prévu pour fin 2015, ça l'était pour fin février. C'est à nouveau reporté… Officieusement, la date du 8 mars circule pour le comité de suivi PPE, mais les acteurs concernés n'ont toujours pas reçu d'invitation officielle et encore moins de document de travail.
Le gouvernement ne cesse de procrastiner, comme s’il craignait de dire combien il compte fermer de réacteurs… ou pas, et donc d’avouer qu’il renie l’objectif emblématique de la loi qu’il a lui-même voulue.
En attendant, la déclaration de Ségolène Royal en déroute plus d'un. «C'est à l'évidence un signal, voire un gage donné à EDF, en très grande difficulté, et à Areva, au bord de la faillite. Mais elle démontre une fois encore que ce gouvernement navigue, ou plutôt surnage dans le brouillard sans aucune boussole ni ligne directrice autre que celle de perdurer jusqu'à 2017», déplore Thierry Salomon. Pour lui, le «match» EDF-transition énergétique n'est cependant pas terminé : «Bien plus que les écolos et la loi initiée pourtant par ce gouvernement, la faillite économique du nucléaire va mettre fin à la partie après une inutile agonie dont les soins palliatifs seront payés par tous les français. C'est effarant de myopie…»
L'eurodéputé EE-LV Yannick Jadot estime lui que les déclarations de Ségolène Royal sont «malheureusement cohérentes avec le nouvel aveuglement nucléaire d'EDF et du gouvernement, cohérentes avec le non-respect assumé de l'objectif européen en matière d'énergies renouvelables pour 2020 et le sabotage de l'objectif 2030. Jean-Bernard Lévy est bien le porte-parole du gouvernement sur le nucléaire. En France, on parle efficacité et renouvelables mais, à la fin, le nucléaire gagne et tout le monde perd. La France de la COP21 s'enterre dans les couches préhistoriques du nucléaire». Et d'ajouter : «Ce qui tue la politique (en plus de la transition énergétique), c'est d'agir au quotidien en contradiction avec les objectifs à moyen et long terme qu'on répète à l'envi, comme si la cohérence était un monde parallèle.»