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Libération
Enquête

Dans l’angle mort de la Silicon Valley

Dans les environs de Palo Alto, l’essor des géants de la «tech» californienne ne profite pas à tout le monde. Des initiatives privées, rentables, se consacrent à la réinsertion des exclus.
A l’intérieur du Rendez-vous Café, l’un des rares établissements californiens à proposer des contrats d’insertion. (Damien Maloney pour Libération)
publié le 30 mars 2016 à 20h11

Quand elle rentre chez elle, après sa journée de travail, Imani Smothers n'ouvre ni les volets ni les rideaux. «C'est pour me sentir comme dans un cocon», précise cette quadragénaire afro-américaine aux traits tirés. Après des années de galère, des mois à dormir dans la rue, plusieurs condamnations pour vol à l'étalage, dont un séjour de dix-huit mois en prison, son modeste trois-pièces situé dans une résidence du quartier démuni d'East Palo Alto est effectivement le «seul endroit au monde» où elle se sent chez elle. Bien que l'appartement appartienne à un ensemble résidentiel peu avenant, sinon franchement glauque, le loyer est de 2 600 dollars par mois (2 290 euros), la moitié étant prise en charge par la ville.

De son propre aveu, cette mère de trois enfants est sur le point d'être libérée des fantômes du passé : après neuf mois et demi de travaux d'intérêt général (TIG), vestiges de sa dernière peine, il ne lui reste plus que deux week-ends de TIG à accomplir pour tourner définitivement la page. «Je peux même reprendre des activités à la paroisse, maintenant que j'ai un bon travail», se réjouit-elle, les yeux brillants. Imani Smothers désigne par là l'emploi d'apprenti cuistot qu'elle occupe au Rendez-vous Café, restaurant tendance de la Silicon Valley. Ouvert en septembre, le lieu est niché non loin des campus de Facebook et d'Oracle, à Redwood City, l'un des principaux foyers de la «tech» (secteur des technologies).

«Cercle vicieux»

A la différence des autres restaurants du coin, le Rendez-vous Café emploie presque uniquement des personnes issues des minorités - et pas seulement au ménage des cuisines. Ses bientôt 85 salariés bénéficient surtout d'une petite révolution pour les Etats-Unis, qui reprend les bases du contrat d'insertion à la française : pendant un an (au lieu de deux en France), les employés se forment et travaillent en même temps, tout en étant payés au-dessus du salaire minimum, légèrement supérieur à 12 dollars de l'heure. Cette formule créée par l'entreprise sociale Calso ne ressemble à rien d'autre qu'un banal apprentissage. Mais elle «n'existait tout bêtement pas aux Etats-Unis», observe son fondateur, Nicolas Hazard, trentenaire affable sacré «young global leader» au Forum économique de Davos en 2015. Jusqu'alors, la formation se faisait sans salaire en Californie. Seuls les plus aisés pouvaient donc gagner en compétence. «C'est un cercle vicieux. Les gens en grande difficulté se forment peu parce qu'ils ne sont pas rémunérés pendant leur formation. Ils ne peuvent tout simplement pas se permettre de ne rien gagner pendant huit ou dix semaines, décrypte une travailleuse sociale de JobTrain, association d'aide à la recherche d'emploi financée par les géants de la tech. Aucune boîte ici n'a envie de se fatiguer à rémunérer des employés au trop lourd déficit productif, ce n'est pas rentable. Chez vous, c'est différent, l'Etat aide à combler ce déficit.»

En France, les prestations sociales couvrent effectivement des sessions de formation, et l'Etat appuie le contrat d'insertion, à hauteur de 9 500 euros par personne et par an, pour des salaires avoisinant souvent le Smic. Alors comment Calso parvient-il à combler ce déficit ? «Nous comptions sur des événements de sponsoring», explique Nicolas Hazard. Mais après quelques mois d'activité à peine, ce n'est plus nécessaire en raison du succès remporté par l'activité de traiteur du restaurant.

Contrairement aux autres modèles économiques d’insertion sociale en Californie, le Rendez-vous Café est financièrement viable grâce aux revenus générés par sa large palette de services de restauration. Un modèle qui ne s’appuie pas sur des fonds philanthropiques et se distingue de celui d’un grand nombre d’organisations d’insertion ayant pignon sur rue outre-Atlantique, mais dépendantes de financements privés de charité - dont elles doivent renouveler les demandes chaque année.

C'est le cas de la très populaire Homeboys, au slogan «jobs, not jails» («des emplois, pas de la prison»), créée en 1992 à Los Angeles. Ses locaux bondés dans le centre de Los Angeles accueillent tous les matins jusqu'à 200 gros bras tatoués de pied en cap, en grande majorité d'ex-taulards latinos ayant frayé avec des gangs, pour un débriefing et une prière. Une boulangerie attenante présente les produits de la maison. Alors que les franchises Homeboys émergent progressivement, l'activité de boulangerie ne génère que 25 % du budget total de l'organisation. Le reste dépend de financements sociaux.

Rencontrer des entrepreneurs qui portaient «un projet entièrement viable ne dépendant pas de financements de charité [relevait d'une] réelle innovation sociale», commente Amy Millington, directrice de la eBay Foundation, partenaire du Rendez-vous Café. Autre entreprise associée, Google a mis 600 000 dollars dans le capital du restaurant, soit près du tiers du projet. A terme, les deux géants du Net percevront des dividendes de leur investissement. Le chiffre d'affaires annuel escompté oscille entre 4 millions et 5 millions de dollars.

L'activité de traiteur du Rendez-vous Café, qui s'étend désormais à l'organisation de réceptions pour les entreprises de la tech des environs, permet d'envisager les scénarios les plus optimistes. «On a même cuisiné pour Hillary Clinton !» sourit Say, Américano-Coréenne active en fond de cuisine, où elle expérimente une sauce à base de cranberries, ces petites baies rouges que chérissent particulièrement les Américains. Deux mois plus tôt, un buffet offert par la candidate démocrate afin de remercier 400 donateurs de sa campagne a ainsi été pris en charge par les employés de Calso. Preuve qu'en quelques mois, l'entreprise s'est imposée dans le paysage californien.

Table gastronomique

Nommé par le maire de San Francisco à la tête d'une commission qui évalue les besoins des populations en difficulté comme les seniors et les handicapés, Jeremy Wallenberg a récemment recommandé l'expertise de Calso à des associations afro-américaines qui se lancent, elles aussi, dans la restauration. Une table gastronomique est en cours d'installation à Oakland, de l'autre côté de la baie de San Francisco, et c'est Calso qui a été choisi pour la partie opérationnelle. L'ouverture est prévue en 2017. «Nous manquons de connaisseurs de l'entreprenariat social aux Etats-Unis, c'est très clair. Si les fonds d'investissement à impact social fleurissent, il est très rare de croiser des entreprises sociales qui fonctionnent», explique Wallenberg. Fort de ces premiers succès, Calso accélère le développement d'une de ses nouvelles activités d'insertion qu'eBay et Google se sont dits prêts à appuyer : le pilotage de drones par d'anciens soldats, l'une des populations les plus précarisées des Etats-Unis. Rien qu'à San Francisco, on a dénombré plus de 4 000 SDF vétérans.

«Il y a clairement un attrait des entreprises de la tech pour investir dans le champ social», constate Colette Auerswald, professeure au département de santé publique à l'université de Berkeley. Cela doit faire un peu grincer des dents en France, mais il est clair que nous attendons énormément du privé, à tous les niveaux. Or cette redistribution doit être bien plus généreuse», insiste cette spécialiste des rapports entre santé publique et inégalités sociales, pour qui les géants du Net «ont les moyens de financer bien davantage».

Ruée vers l’or

L’enjeu est de préserver un minimum de diversité dans une région où l’explosion des installations de start-up de la tech ces dix dernières années a profondément remodelé le paysage social. Pour se faire une idée de l’impact de cette ruée technologique sur l’écosystème résidentiel de la région, la partie de la baie où se trouve le Rendez-vous Café est par exemple devenue inaccessible aux enseignants de la classe moyenne tant les loyers y ont grimpé. Les Afro-Américains n’y représentent plus que 5 % de la population, contre 15 % dans les années 70.

A San Francisco même, les appartements les plus chers sont aujourd’hui situés à proximité des «Google Stop», ces points de ramassage où la multinationale embarque quotidiennement ses employés dans des autocars aux vitres fumées avec wi-fi intégré - pour travailler - afin de les acheminer vers son siège de Mountain View, distant d’une cinquantaine de kilomètres. Et en février, le maire de San Francisco, Edwin Lee, a carrément fait déguerpir les sans-abri de la ville en prévision du Super Bowl, qui se tenait à Santa Clara, une localité de la Silicon Valley à 70 km de là…

Dans ce contexte de plus en plus tendu et alors que les actions de protestation des laissés-pour-compte de cette ruée vers l’or technologique se multiplient, les entreprises de la tech californienne ont compris l’enjeu d’image que représente cette question sociale. D’où la multiplication d’actions sur le terrain, afin de contrer les accusations de gentrification et d’explosion du coût de la vie qu’elles ont engendrées.

«L'engouement des entreprises de tech pour le social fait naturellement partie d'une stratégie qui consiste à investir le terrain au moyen de "community advisors" [«agents de terrain», ndlr], à la manière d'une campagne électorale. Ils s'occupent ici de soutenir un nouvel an chinois, là les petits commerçants du coin, ou telle ou telle manifestation. Exactement comme pour une campagne électorale», note Jeremy Wallenberg.

De son côté, le fondateur de Calso se défend d'entretenir un système qui consacre encore davantage la toute-puissance de la tech. «J'essaie de faire marcher un modèle inclusif, qui intègre les travailleurs dans un écosystème, analyse Nicolas Hazard, le nouveau «Frenchie» de la Silicon Valley. Entre les tensions autour des ressources naturelles et les inégalités sociales, cette région du monde est évidemment flippante. Je veux croire à une révolution qui vienne de l'intérieur.»

Photos Damien Maloney