C’est un paradoxe que les protagonistes de ce «Yalta» avorté n’ont pas fini de ruminer : l’ensemble des acteurs espéraient parvenir à une consolidation du secteur des télécoms, ramené de quatre à trois opérateurs en France par la grâce de la fusion entre le leader du marché, Orange, et le numéro 4, Bouygues Telecom. Mais l’opération, inédite en Europe, a capoté dans le sprint final. Après plus de trois mois de négociations intenses, Bouygues Telecom a décidé de continuer sa vie en solo. Dans cette ambiance gueule de bois de fiançailles rompues au tout dernier moment, tous se renvoient la balle sur la responsabilité d’un échec qui va laisser des traces.
Trois désaccords ont amené Martin Bouygues, pourtant à l'origine de cette tentative de rapprochement, à renoncer vendredi à vendre son bébé pour la quatrième fois en deux ans. «Cet échec est le résultat de la rencontre de deux intransigeances, celle de l'Etat d'un côté et de Martin Bouygues de l'autre», explique un acteur qui a vécu en première ligne les discussions très dures entre le premier actionnaire public d'Orange, à hauteur de 23 %, et le groupe de BTP qui devait en devenir le deuxième, autour de 12 %. En jeu, la valorisation d'Orange dont découlait la part du capital dévolu à l'actionnaire public dans le nouvel ensemble et le poids de Martin Bouygues dans la future gouvernance. «Emmanuel Macron a pensé qu'il saurait convaincre Bouygues qu'il n'avait d'autre issue que d'accepter un deal qu'il avait lui-même sollicité et il a commis une erreur de jugement, poursuit ce proche du dossier. Martin Bouygues, de son côté, n'a pas compris que l'Etat, bien que globalement favorable à cette concentration, n'était pas prêt à se plier à ses conditions.»
«Du bout des lèvres»
Pour un autre acteur des négociations, «l'opération a pris un mauvais pli dès le départ avec l'Agence des participations de l'Etat, la BPI et Macron : ils ne soutenaient l'opération que du bout des lèvres». Il faut dire que le ministre de l'Economie, qui avait défendu l'idée d'une quatrième licence de téléphonie mobile lorsqu'il était rapporteur de la commission Attali, reste sceptique sur une consolidation, certes dans l'intérêt des acteurs, mais pas dans celui des consommateurs. Quand, en juin 2015, SFR avait proposé la botte à Bouygues Telecom, Macron n'avait pas caché son hostilité : «Le temps n'est pas à des rapprochements opportunistes auxquels plusieurs peuvent trouver un intérêt qui ne retrouve pas ici l'intérêt général.» Un avis partagé par les deux actionnaires publics directs d'Orange.
Le directeur de l'Agence des participations de l'Etat, Martin Vial, et celui de BPI France, Nicolas Dufourq, n'ont eu aucun mal à convaincre le ministre que les conditions de départ du deal - fixant à 10 milliards d'euros le prix de Bouygues Telecom alors que la filiale n'est valorisée que 6 milliards au bilan de sa maison mère - étaient outrageusement favorable à Bouygues. D'où leur décision de renforcer les exigences de l'Etat. «Cela s'est traduit par des demandes maximalistes, pour ne pas dire extravagantes», raconte un proche du dossier.
Invité à discuter à Bercy le 24 mars, Martin Bouygues sort abattu du bureau de Macron. «Il s'est retrouvé en face de gens arrogants et déconnectés de la réalité, se souvient un proche du dossier. On lui demandait non seulement de payer plus cher mais également de renoncer à toute augmentation de sa participation pendant sept ans et à ses droits de vote double pendant dix ans. A partir de ce jour, pour lui, c'était fini.» «Des conditions totalement inacceptables, s'étrangle une personnalité des télécoms peu suspecte de sympathie envers l'héritier du béton. C'est normal qu'il ait dit non. Le chantier dans lequel il se lançait était trop risqué, le jeu n'en valait plus la chandelle.» Chez Bouygues, on n'en revient toujours pas d'avoir reçu un tel traitement : «Ils avaient plein de craintes et d'a priori à notre égard. Comme si Martin Bouygues était Vincent Bolloré.» La fermeté de l'ex-banquier d'affaires de Rothschild trouble d'autant plus les opérateurs que l'Elysée et Matignon s'étaient plutôt montrés favorables à l'opération. Sentant les positions se figer, Manuel Valls a tenté d'ultimes manœuvres, appelant tour à tour Macron, Bouygues et Richard pour arracher une conciliation. Trop tard.
Super-comptable
Pourquoi l'Etat a-t-il formulé des exigences que le ministre de l'Economie savait inacceptables ? «Une posture, il était encore prêt à bouger», veut croire un dirigeant d'Orange. Ce n'est pas l'avis de tous. Certains suggèrent qu'à un an de la présidentielle, dans un contexte où le gouvernement est accusé de ne plus rien avoir de gauche, donner son feu vert à l'entrée du milliardaire Bouygues au capital de l'ex-monopole des télécoms en lui signant un chèque de 10 milliards est le genre de faux pas qui peuvent vous marquer à vie. Pas forcément le genre de faits d'armes qu'un jeune aspirant aux plus hautes fonctions de l'Etat comme Macron a envie de retrouver sur son CV.
«Il n'a pas voulu donner à Bouygues les clés d'Orange, gamberge l'un des négociateurs. On sait tous que celui qui prend 12 % de la boîte en aura un jour ou l'autre le contrôle car l'Etat s'en désengage peu à peu, à chaque fois qu'il a besoin d'argent.» La décision a donc été aussi politique, avec un Macron en super-comptable de Bercy et presque à contre-emploi dans sa défense légitime de l'intérêt patrimonial de l'Etat. «Oui, mais elle est court-termiste, s'énerve un autre. Sur un marché revenu à trois opérateurs, Orange aurait été plus fort et pouvait facilement participer à la consolidation européenne. Macron a oublié que cette entreprise était encore faible au niveau international. Elle risque de se faire bouffer un jour par Telefonica, Deutsche Telekom ou un autre très grand acteur mondial comme AT & T. Il a manqué de hauteur de vue.» «Il ne s'est pas imposé comme un visionnaire, regrette un autre observateur. Avec Montebourg, les choses auraient été différentes.»
A Bercy, on se défend d’être à l’origine d’un échec qu’on attribue plus volontiers à la complexité d’un montage aussi risqué que bancal dès le départ. L’entourage d’Emmanuel Macron a beau jeu de rappeler que l’Etat n’a jamais varié dans sa volonté de garantir sa position d’actionnaire de référence chez Orange et surtout qu’après la rencontre du 24 mars, ils ont plus eu de nouvelles des équipes de Martin Bouygues. Le signe, pour Bercy, que l’opération a d’abord échoué sur des enjeux réglementaires et concurrentiels, Martin Bouygues, Stéphane Richard et le trublion des télécoms Xavier Niel n’arrivant pas à se mettre d’accord sur la répartition des actifs et leurs risques financiers respectifs en cas d’échec.
Un risque d'exécution trop lourd à assumer. Le deal accouchait d'un tel monstre contractuel qu'il pouvait très bien ne jamais être mis en œuvre. Le risque d'exécution était immense. «Le fait que le numéro 1 du marché, avec l'Etat pour premier actionnaire, qui soit l'acheteur rendait cette transaction beaucoup trop compliquée», résume un dirigeant d'Orange. «Même en cas d'accord, il était possible que ça capote au bout de quelques mois, reconnaît une des parties aux discussions. Martin Bouygues n'a pas voulu prendre ce risque.» L'opérateur historique ne voulait pas assumer le coût financier d'un échec ultérieur, qui se traduit dans ce genre d'affaires par de lourdes pénalités. Et Bouygues, qui se serait retrouvé avec un opérateur complètement désorganisé à la valeur fortement déprécié, risquait de tout perdre en cas de retour à la case départ. Lors des derniers jours de discussions, les uns et les autres, prenant conscience qu'il fallait se prémunir contre cet éventuel retournement de situation imposé par les autorités de la concurrence, ont durci le ton, demandant à ce que l'on rajoute à leur profit des clauses permettant de se retirer à tout moment de la transaction. «Cela représentait au bas mot quelques centaines de millions d'euros en jeu, témoigne un protagoniste du dossier. Qui l'assumait ? Orange et Bouygues n'ont pas réussi à se mettre d'accord.»
Jeudi matin, à la veille de l'annonce de l'échec du mariage, Stéphane Richard a informé Martin Bouygues qu'il n'accepterait plus aucune nouvelle exigence de sa part et lorsqu'ils se sont revus en fin d'après-midi, ils n'ont pu que constater l'impasse. «Si la situation n'était déjà pas bloquée avec l'Etat, on aurait sans doute réussi à surmonter nos divergences sur cette répartition des risques financiers, explique une source de chez Orange. Mais, au vu de la situation, c'était devenu injouable. On a donc décidé d'en rester là.»
«Le bordel»
Si, de l'avis général, SFR-Numericable, très favorable à la fusion - et ravi de récupérer pour 3,8 milliards d'euros la clientèle à petits forfaits et entreprise de Bouygues - n'a pas posé de «problème majeur», la situation s'est au contraire envenimée avec Free. «On peut même dire qu'ils ont foutu le bordel, témoigne un acteur, lorsqu'ils se sont rendu compte à quel point cette fusion pouvait transformer profondément leur modèle sur lequel ils ont bâti leur succès». Désireux de mettre la main sur les infrastructures physiques du réseau Bouygues, Free était prêt à acquérir plusieurs milliers de ses sites avec cependant le risque que certains propriétaires s'opposent à ce changement. L'entreprise de Xavier Niel a donc exigé, si elle ne mettait pas la main sur 80 % de ces sites, qu'elle puisse sortir du deal. Un nouveau risque inacceptable pour Bouygues. «On s'est demandé si Niel n'avait pas l'intention de tout arrêter dans quelques mois pour nous mettre dans une situation difficile et nous racheter ensuite à prix cassé», balance un dirigeant de Bouygues dans un élan paranoïaque qui témoigne de la méfiance régnant dans le secteur. «Une arme nucléaire, reconnaît-on chez Orange, mais là encore on aurait pu trouver une solution à partir du moment où on se mettait d'accord sur la valeur de l'opération». Un avis partagé chez Free où l'on fait valoir qu'avec «un Martin Bouygues vendeur et un accord général sur le prix de 10 milliards de son opérateur, on aurait réussi à surmonter nos petites divergences.»
Alors que la concentration du secteur des télécoms s’accélère un peu partout en Europe, la France devra donc encore attendre pour son passage, déjà tenté quatre fois, de trois à quatre opérateurs. En attendant la prochaine tentative, qui ne devrait pas intervenir avant la prochaine élection présidentielle, Bouygues va devoir poursuivre, dans la douleur, son cavalier seul.