Pourquoi ça va marcher
La semaine dernière, les premiers Oculus Rift en version commerciale ont été livrés. Cette semaine, c’est au tour du casque HTC Vive d’être envoyé aux premiers acheteurs, avant le mois d’octobre où le Playstation VR débarquera sur le marché. Qu’appelle-t-on «réalité virtuelle» ou VR, son sigle anglophone ? Jusqu’ici, il s’agissait de création d’environnements avec lesquels il est possible d’interagir directement, mais ils étaient avant tout destinés aux entreprises. La VR aujourd’hui, et pour les mois et les années qui viennent, désigne les dispositifs techniques qui vont permettre au grand public d’arpenter ces mondes numériques : des casques composés d’écrans haute définition et de capteurs ultrarapides. Résultat, l’impression d’évoluer à l’intérieur de l’environnement numérique. Avec tout ça, c’est sûr, la VR va changer notre quotidien, voici pourquoi.
Parce qu’on attend ça depuis longtemps
On peut remonter à 1968 pour voir les premiers dispositifs impliquant un casque et une image dépendant du regard de son porteur. Les premiers essais un peu sérieux débutent à la fin des années 80, mais le manque de réactivité des composants (écran et capteurs de mouvement) crée un décalage entre l'affichage et les mouvements de la tête. Résultat, une envie irrépressible, après quelques minutes, de rendre son repas. On appelle ça la cinétose ou, plus communément, le mal de mer. La réalité virtuelle en tant que technologie n'arrive pas à percer, mais elle est durablement entrée dans l'imaginaire collectif comme un futur possible. Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson (1992), la Cité des permutants de Greg Egan (1994) pour la littérature, Matrix et Existenz (1999) pour le cinéma, les possibilités offertes par le fait de pouvoir évoluer dans des univers fictifs sont largement explorées. Ne reste qu'à concrétiser tout ça.
Parce que c’est une des plus grandes ruptures technologiques récentes
Derrière toute la technologie de pointe embarquée dans les trois casques, il y a une quête et une seule : le concept de «présence». Les prérequis sont d'une simplicité désarmante : deux images, une pour chaque œil, rafraîchies entre 90 et 120 fois par seconde, et qui s'adaptent en temps réel aux mouvements de l'utilisateur. Le résultat, lui, est sidérant : on est transporté ailleurs, avec cette impression étrange d'être en deux endroits en même temps. «La différence entre un écran et la réalité virtuelle, c'est la même qu'entre regarder un paysage par une fenêtre et s'y promener», explique E. McNeill, créateur californien d'expériences VR. On appelle donc ça la présence, et c'est un nouveau paradigme à elle seule. Le casque sur la tête, nous pouvons nous transporter n'importe où, avec l'impression d'y être. Et pour peu qu'on dispose des capteurs nécessaires pour reproduire les mouvements des mains (livrés par défaut avec le HTC Vive, disponibles dans quelques mois pour l'Oculus Rift), l'immersion totale devient une réalité. «C'est une rupture ontologique plus que technologique, renchérit Clément Apap, cofondateur du site SensCritique et auteur de la Réalité virtuelle, tout simplement. Jusqu'ici, on était forcément présent au milieu de ce qui nous entoure. Ce qui n'est plus le cas. C'est la promesse de se démultiplier, de vivre des réalités qui ne sont pas les nôtres.»
Parce que la foi déplace la VR
Quand, en 2012, un petit génie passionné par le sujet arrive avec le prototype d'un casque qui fonctionne et qui provoque infiniment moins de cinétose que ses prédécesseurs, les esprits s'emballent très vite. Palmer Luckey, créateur de l'Oculus Rift, reçoit rapidement le soutien de plusieurs personnalités, dont John Carmack, créateur de Doom et légende vivante du jeu vidéo. Et, lorsqu'il lance son financement participatif, près de 10 000 internautes répondent présent. Il récolte 2,5 millions de dollars (2,2 millions d'euros).
Le phénomène se répète systématiquement : dès qu'une personne essaie le Rift, elle devient persuadée d'avoir vu le futur et se fait un devoir de convaincre le reste de l'humanité. Le Rift est une fabrique à évangélistes de la VR. Et ça fonctionne aussi avec les investisseurs. Un d'entre eux, sur le point de participer à une levée de fonds de 75 millions de dollars (72 millions d'euros) fin 2013, déclarait ainsi : «Je crois que j'ai vu cinq ou six démos qui m'ont fait penser que le monde était sur le point de changer. Apple II, Netscape, Google, iPhone et maintenant Oculus. C'est dingue.» Quelques mois plus tard, fin mars 2014, Mark Zuckerberg, patron de Facebook, mettait 2 milliards de dollars sur la table pour acquérir Oculus. A cette occasion, il écrit : «Le futur arrive et nous pouvons le construire ensemble.» Puisqu'on vous dit que ça va cartonner.
Pourquoi ça va se planter
La réalité virtuelle, ça va cartonner. Sauf si ça se plante. Cette éventualité, considérée comme incongrue par les nombreux évangélistes du bidule [lire ci-contre], n'est pourtant pas à écarter. La première des raisons d'un éventuel échec, c'est qu'aujourd'hui, mis à part quelques geeks avec un compte en banque à la hauteur, tout le monde se fiche de la VR comme du dernier frigo connecté. Même les férus de jeux vidéo, cibles privilégiées de cette technologie, semblent plus intéressés par la sortie prochaine d'Uncharted 4 que par la perspective de se mettre un casque sur la tête. Et au-delà de cette confidentialité, il reste de toute façon bien des obstacles pour que la VR s'impose dans le grand public.
C’est une activité solitaire
Certains pensent déjà que les gamers sont des zombies quand ils s’adonnent à leur loisir, que va-t-il se passer quand, avec un casque sur la tête, ils deviendront injoignables, même assis sur le canapé du salon ? L’acceptation sociale de la réalité virtuelle est un élément rarement discuté et pris en compte, mais il risque bien d’être un frein à l’adoption de la technologie. En effet, une fois transporté dans un monde numérique, on y évolue seul ou, au mieux, avec d’autres joueurs connectés. Ce qui ne posera aucun problème aux célibataires endurcis ou aux asociaux qui s’enferment déjà des heures durant, mais risque bien de jeter un froid dans un cercle familial. Même si Sony communique déjà sur des «party games» pour son Playstation VR, où le joueur avec le casque interagit avec les autres qui ont les manettes dans un même jeu, la plupart des expériences imposent d’être vécues dans la solitude la plus complète. C’est particulièrement patent dans une des applications les plus spectaculaires de la VR : celle qui permet de regarder un film dans une salle de cinéma avec un écran géant. L’effet est incroyable. Mais la salle est vide.
On ne sait pas si les contenus vont suivre
C’est bien joli, des casques qui permettent de visiter des réalités alternatives, mais encore faut-il qu’elles existent. C’est vrai qu’en ce moment, avec l’emballement autour des sorties de 2016, on n’arrête pas de voir des projets de réalité virtuelle se lancer. Le nombre de jeux et d’applications disponibles sur les différents «stores» (Oculus Store, Steam, etc.) ne cesse de grimper, mais on peut se demander si ce phénomène va s’installer sur la durée. En effet, que ce soit en prise de vue réelle ou en conception entièrement numérique, la production d’applications VR est coûteuse et le nombre de clients potentiels, et donc le retour sur investissement, risque d’être limité. De quoi freiner les ardeurs de ceux qui savent déjà produire des mondes complexes et étendus. Les superproductions de jeux vidéo se vendent aujourd’hui à plusieurs millions d’exemplaires et rien ne dit que les gros éditeurs vont investir pleinement ce nouveau secteur. Du coup, le cercle vertueux qu’espèrent les accros des casques (les premières ventes amènent de nouvelles productions qui assureront les ventes suivantes) risque bien de devenir vicieux.
Il y a un peu de place dans le placard à côté de l’appareil à raclette
En 2006, le secteur du jeu vidéo est entré en effervescence. On avait vu l'avenir et il s'appelait motion gaming, ou la possibilité pour le joueur de jouer avec son corps. A la suite de la Wii de Nintendo, Sony sort son «PlayStation Move», et Microsoft sa Kinect (un petit bijou de technologie), qu'il va même, dans un premier temps, imposer aux acheteurs de sa console Xbox One, sortie fin 2013. Résultat : à part l'excellent Just Dance d'Ubisoft, aucun jeu n'est parvenu à s'imposer sur la durée. Et les accessoires de motion gaming se sont bientôt retrouvés à prendre la poussière aux côtés des coupelles pour fromage fondu qu'on ne sort que lorsqu'il y a des amis qui passent à la maison. Rien ne permet d'affirmer que les casques de réalité virtuelle connaîtront un autre destin.
Aujourd’hui, les expériences de VR ressemblent souvent à celles qu’on trouve dans un parc d’attraction : grand huit, plongée, chute libre, vertige, etc. C’est amusant cinq minutes, tout le monde s’émerveille de cette nouveauté bluffante, mais on n’y revient pas pour autant tous les jours. Pour qu’elle s’impose, la VR doit dépasser l’effet «wow» et entrer dans le quotidien des utilisateurs. On en est encore loin.