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Libération
Reportage

Démantèlement : le bras de fer du nucléaire

Si la France sait construire des centrales nucléaires depuis des décennies, elle peine à s’en débarrasser une fois mises à l’arrêt. Des engins ont été conçus pour les opérations à haut risque radioactif. «Libération» en a vu un à l’œuvre à Marcoule, dans le Gard.
Sur le site du CEA de Marcoule. (Olivier Metzger)
publié le 6 avril 2016 à 19h01

«Prêt pour la découpe laser, Tom ?» Installé derrière ses six écrans de contrôle, la main posée sur le joystick, l'opérateur attend le feu vert pour passer à l'action. Au «top», le pilote de Maestro commence à diriger l'impressionnant bras robotisé du bout des doigts. Le serpent de titane articulé approche du bord de la cuve d'acier de 4,5 tonnes qui a servi pendant quarante ans à dissoudre le combustible usé de l'usine d'extraction de plutonium UP1. Le faisceau bleuté du laser jaillit du nez de Maestro et découpe en moins de cinq minutes une plaque de 30 cm sur 30 cm sur l'arête de la cuve déjà bien entamée. Une nouvelle impulsion sur le joystick et le «bras esclave» du robot pousse et fait tomber 4 mètres plus bas la pièce d'acier qui n'était plus retenue que par quelques scories.

«Maestro intervient là où le niveau de radioactivité interdit aux humains de travailler. Dans cette cuve de dissolution, l'ambiance est toujours d'au moins 1 gray (Gy), un homme y recevrait une dose létale en moins de trente minutes. Le robot peut encaisser 10 000 fois plus», explique Philippe Guiberteau, directeur du centre du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) de Marcoule, dans le Gard.

OS à tout faire

L'espace d'un instant, on frémit en repensant aux «liquidateurs» de Tchernobyl envoyés à une mort certaine avec leur pauvre masque à gaz et leur tenue caoutchoutée totalement inutiles face aux radiations. Et l'on comprend pourquoi les robots, toujours en première ligne à Fukushima, sont les OS à tout faire du nucléaire. Le téléopérateur qui commande Maestro, lui, ne risque rien : protégé des rayonnements de la cuve par 3 m de béton et de plomb, ce spécialiste du sous-traitant Onet Technologies travaille à l'extérieur d'UP1 dans un préfabriqué. Quant au robot conçu par la société Cybernetix à partir d'un système mis au point pour les sous-marins de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer, il a encore des centaines d'heures de travail devant lui avant que ses circuits «durcis» ne rendent l'âme sous l'effet du bombardement de rayons ionisants.

Nous sommes à Marcoule, à 30 kilomètres d'Avignon, au cœur d'un complexe ultrasécurisé où le CEA développe le programme nucléaire français depuis les années 50. La première bombe tricolore y est née. Sur ce plateau entouré de garrigue, semé de bâtiments vieillissants et d'installations pionnières, comme le réacteur Phoenix aujourd'hui arrêté, les équipes du CEA mettent au point de nouvelles techniques de démantèlement robotisées pour gérer «sans risques» le lourd héritage radioactif de l'atome : simulation 3D des installations, formation des opérateurs en réalité virtuelle, robots démanteleurs équipés d'une gamme d'outils digne de la fraiseuse d'un dentiste… Areva a aussi développé toute une famille de robots spécialisés pour intervenir en «milieu hostile» comme à l'usine de déchets de La Hague : il y a le drone Dorica, la plateforme motorisée Riana qui ressemble à Mars Explorer ou encore le bras articulé RX160, un cousin de Maestro.

Pour tous les acteurs de la filière, la déconstruction sécurisée des installations nucléaires vieillissantes est un énorme défi technologique. Car aucune d’entre elles ne se ressemble. En plus de cinquante ans, le «lobby» a testé tous types de réacteurs : graphite-gaz, eau lourde, neutrons rapides, jusqu’aux réacteurs à eau pressurisée qui ont donné naissance à l’EPR.

Une trentaine de sites à démanteler

En France, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) recense une trentaine d'installations (réacteurs, usines de retraitement de combustible et de traitement de déchets, laboratoires…) «arrêtées ou en cours de démantèlement» [voir la carte ci-dessous]. «Le CEA opère le plus gros chantier d'Europe à Marcoule», souligne sa directrice du démantèlement, Laurence Piketty. Il y a le démembrement «particulièrement ardu» des vieux réacteurs expérimentaux de la filière graphite-gaz (G1, G2, G3). Initié il y a plus de trente ans avec le retrait du combustible, il reprend à peine et devrait durer jusqu'en 2040. Le démantèlement d'installations moins «chaudes» comme l'atelier pilote de Marcoule (APM), où l'on a conçu les procédés de retraitement de La Hague, et celui de l'usine UP1, dureront, eux, jusqu'en 2025 ou 2030. Mais aucune centrale française n'a encore été entièrement démantelée.

EDF désosse très lentement six réacteurs de première génération à Chinon, Bugey et Saint-Laurent-des-Eaux. Et trois autres à Chooz, Creys-Malville et Brennilis. A ce jour, le chantier de Chooz, dans les Ardennes, est le plus avancé : «Il devrait s'achever en 2022 après quinze ans de travaux. Ce sera un retour d'expérience très utile pour les démantèlements futurs, car c'était la tête de série des réacteurs à eau pressurisée qui équipent tout notre parc», se félicite Sylvain Granger, directeur des projets de déconstruction chez EDF. Enfin, Areva a commencé à démanteler l'usine de retraitement de déchets UP2 400 de La Hague arrêtée en 2003 : les travaux dureront vingt-cinq ans. Mais la déconstruction de l'usine d'enrichissement d'uranium George-Besse 1, arrêtée en 2012, n'a pas débuté : «On en est encore à la phase études, les opérations devraient commencer d'ici cinq ans», indique Alain Vandercruyssen, directeur de la division démantèlement du groupe.

«Le démantèlement, c’est le temps des cathédrales à l’envers»

Cette lenteur témoigne de la complexité du processus. Le démantèlement d'un réacteur passe par trois étapes : la mise à l'arrêt définitive avec l'enlèvement du combustible, le démantèlement des bâtiments de l'extérieur vers l'intérieur et enfin le découpage des circuits et de la cuve. «Le démantèlement, c'est le temps des cathédrales à l'envers. Il faut attendre des années avant que le réacteur refroidisse, et plus on s'approche du cœur, plus la déconstruction et l'évacuation des déchets se font difficiles et lentes», résume Robert Benhamou dont la société, Cyberia, conçoit robots et caméras résistants aux radiations. Et cela se complique quand, comme à Chooz, il faut sortir des gros composants de la caverne où était installé le réacteur. Ou quand il faut bien solidifier 6 000 tonnes de sodium inflammable comme à Creys-Malville.

A Marcoule, avec son petit bras équipé cette fois d'une disqueuse, le robot Maestro du CEA doit découper 5 km de tuyauterie contaminée à l'APM et 500 km à l'UP1. Un travail de Romain. Et il y a parfois de «mauvaises surprises». A Grenoble, en assainissant son site, le CEA est tombé sur des terres contaminées. A Creys-Malville, EDF a découvert de l'amiante tout autour de son super-générateur. Et le démantèlement des antiques réacteurs de Bugey ou Chinon est un casse-tête. Dans les années 60, on n'avait pas vraiment prévu leur démantèlement. Et la perte de la mémoire et du savoir-faire des bâtisseurs de l'époque est un risque. «Le maintien des compétences est le véritable enjeu pour nous»,reconnaît Sylvain Granger. Autre problème, on ne sait que faire des barres de combustible graphite. C'est friable, encombrant, faiblement radioactif mais sur une longue durée, et il n'existe pas pour l'heure de filière de stockage car l'Andra, chargée de la gestion des déchets, fait face à des problèmes «d'acceptabilité» sur le site envisagé pour le dire pudiquement.

Une chose est sûre, le gendarme du nucléaire a décidé d'accélérer le mouvement en imposant le «démantèlement immédiat» des installations à l'arrêt dans la loi de transition énergétique de 2015. «Jusqu'à la fin des années 90, on pratiquait le démantèlement différé : on fermait en prévoyant d'y revenir bien plus tard. Le temps a l'avantage de faire décroître la radioactivité, mais l'attentisme n'est pas une solution. Maintenant, dès qu'un réacteur est à l'arrêt, son exploitant a l'obligation de démanteler», souligne Fabien Schilz, en charge du démantèlement à l'ASN. Mais la notion d'immédiateté est relative : «Il faut une dizaine d'années pour préparer l'arrêt de l'installation, analyser les risques, préparer les scénarios de démantèlement et, après l'arrêt, la déconstruction en elle-même prend quinze à vingt-cinq ans. Au final, on arrive à trente ans», résume Alain Vandercruyssen, d'Areva. Mais désormais, on doit s'y coller illico. En 2015, le CEA s'est fait épingler par l'ASN pour des «retards importants des opérations de démantèlement» : il devra présenter un planning de travaux «hiérarchisés» sur quinze ans. Mais, avec 740 millions d'euros de dotations par an pour démanteler, le CEA est dans une équation financière difficile : le seul chantier d'UP1 se chiffre à 5 milliards d'euros.

Générations futures

Ce n'est rien par rapport au «mur d'investissements» qui attend EDF pour déconstruire ses centrales. Plus de la moitié des 58 réacteurs nucléaires français ont été mis en service dans les années 80 et arriveront en fin de vie entre 2019 et 2025. L'électricien devrait certes obtenir, au cas par cas, leur prolongation de quarante à cinquante ans. Un «grand carénage» qui coûtera déjà 50 milliards d'euros. Mais après ce sursis, «tous ces vieux réacteurs vont arriver en fin de vie en même temps et il faut d'ores et déjà prévoir un démantèlement en série», estime Fabien Schilz. Et ce, indépendamment de la loi qui veut que la part du nucléaire dans la production d'électricité soit réduite à 50 % en 2025.

L'opérateur-pilote de Maestro, mardi à Marcoule. Photo Olivier Metzger

Mais quid de la facture ? EDF, qui a provisionné 23 milliards d'euros, affirme être «couvert à 100 %». Mais la Commission européenne vient d'estimer le vrai coût du démantèlement en France à 74 milliards d'euros. Explication : Bruxelles compte dans son calcul les coûts du retraitement, le stockage et de l'enfouissement des déchets radioactifs. Or il n'existe que deux sites de stockage dans l'Aube, gérés par l'Andra. Mais ils seront bientôt saturés. Et les déchets vitrifiés, les plus dangereux, aujourd'hui partiellement entreposés à La Hague, devront être enfouis un jour à 450 m sous terre à Bure. Mais ce projet pourrait coûter le double des 15 milliards initialement prévus. Alors, qui va payer l'addition ? Les générations futures évidemment. Ce n'est pas le problème de Maestro, qui continue son lent ouvrage. Un robot à l'épreuve des radiations, ça ne se pose pas de questions. Et quoi qu'il arrive, il aura du boulot pour le siècle à venir.