Le Sénat a voté solennellement, mardi, à une écrasante majorité, le projet de loi «renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale». Or dans ce texte se nichent désormais des dispositions qui concernent… la santé ! En plus de muscler plusieurs mesures relatives au terrorisme, les sénateurs ont en effet aussi durci dans le projet de loi la législation contre les conflits d'intérêts et la corruption en matière de santé publique. Ils ont adopté la semaine dernière à une très large majorité (à l'exception du PS et du FN) quatre amendements de la sénatrice écologiste Leïla Aïchi, avocate de profession, visant à doubler les peines prévues en cas de prise illégale d'intérêts, trafic d'influence ou corruption (active ou passive) lorsqu'ils «sont susceptibles de compromettre le contrôle effectif et impartial que l'agent public ou l'élu exerce en matière de santé publique ou l'information du public en la matière», résume la Haute Assemblée sur son site web. Sous réserve d'une modification en Commission mixte paritaire de ces dispositions du projet de loi, les peines prévues dans le code pénal pour de tels faits seront désormais «portées à dix ans d'emprisonnement et à 1 000 000 euros d'amende, et au double du produit tiré de l'infraction», indiquent les amendements.
Comme elle l'explique à Libération, Leïla Aïchi espère ainsi lutter contre l'influence des lobbies dans le domaine de la santé. Son initiative fait suite au «faux témoignage» (selon les mots de la sénatrice) du professeur Michel Aubier, pneumologue à l'hôpital Bichat, à Paris, devant la commission d'enquête sur le coût économique et financier de la pollution de l'air, dont elle était la rapporteure. Auditionné par cette commission le 16 avril 2015, où il représentait l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), le médecin avait déclaré sous serment n'avoir «aucun lien d'intérêts avec les acteurs économiques». Sauf que Libération et le Canard Enchaîné ont révélé mi-mars que Michel Aubier, qui minimise systématiquement dans les médias les effets du diesel sur la santé, est payé depuis près de vingt ans par le pétrolier Total. Ceci à hauteur de près de 5000 euros par mois, en plus d'avantages en nature. Le tout pour «deux demi-journées par semaine» en tant que médecin-conseil du groupe, avait-il assuré à Libération. Et sans compter ses moult autres «activités annexes» pour des laboratoires pharmaceutiques, que Michel Aubier n'a pas jugé non plus nécessaire de déclarer aux sénateurs.
Officiellement, les cas de faux témoignage devant les parlementaires sont rarissimes. Au Sénat, le précédent cas remontait à 1992, quand Alain Mérieux, le PDG de l'Institut Mérieux, avait été accusé de faux témoignage devant la commission d'enquête sénatoriale sur le système français de transfusion sanguine. Jusqu'à l'affaire Michel Aubier, donc. Et jusqu'à cette semaine, le cas de Frédéric Oudéa : le PDG de la Société générale avait déclaré sous serment devant le Sénat s'être retiré du Panama, alors que sa banque est mise en cause dans les Panama Papers. Le sénateur PCF Eric Bocquet a annoncé mercredi qu'il allait demander au bureau du Sénat de décider s'il faut «saisir la justice» pour témoignage mensonger. Ce qui est exactement le cas dans lequel se trouve désormais Michel Aubier. Entretien avec Leïla Aïchi.
Quelle est la finalité des amendements que vous venez de faire adopter?
L’idée est de dissuader au maximum des comportements délictueux qui, pour des raisons bassement mercantiles, portent directement atteinte à la santé des Français et contribuent à creuser le déficit abyssal de la sécurité sociale. Il s’agit de couper court à toute tentative d’influence et de conflit d’intérêts dans le domaine de la santé publique. Il est inadmissible que certains, censés défendre l’intérêt général, défendent en fait des intérêts privés et influencent les politiques publiques en ce sens, par pure cupidité. Ces agissements frauduleux portent atteinte à la démocratie.
Comment expliquez-vous que le gouvernement se soit opposé à vos amendements?
Il reste probablement encore dans une logique de laxisme vis-à-vis des lobbys, avec l'éternel chantage à l'emploi et à la performance économique, chantage qui ne fonctionne plus aujourd'hui. Malheureusement, dans notre pays, le poids de ces derniers reste très important. Au mieux, on ne veut pas les déranger, alors même qu'ils corrompent et influencent nos politiques publiques. C'est inadmissible, parce que le sujet de la santé publique n'est pas un sujet anodin. Si on n'avait pas été en faveur des lobbys, il n'y aurait pas eu les morts de l'amiante ni ceux du Mediator. C'est à cause du poids des lobbys, aussi, que le lissage de la fiscalité du diesel sur celui de l'essence est bloqué. Et sans doute à cause d'eux qu'en 1997, un rapport du CNRS sur l'impact du diesel sur la santé a été enterré. Regardez la force des lobbys à la Commission et au Parlement européen. C'est une honte.
Le dépôt de vos amendements a été motivé par le témoignage du professeur Michel Aubier devant la Commission d’enquête du Sénat sur le coût économique et financier de la pollution de l’air. Suite aux révélations de Libération et du Canard Enchaîné, les membres de cette commission l’ont réauditionné en urgence et à huis clos le 17 mars. Comment l’avez-vous trouvé lors de cette audition?
Je l’ai trouvé tout aussi arrogant que la première fois. Il avait reconnu son parjure dans la presse et dans une lettre qu’il a faite à Martin Hirsch [le DG de l’AP-HP, ndlr] et nous a transmise, mais en minimisant les faits. Il ne voulait d’abord pas venir à l’audition du 17 mars. Il se croit tellement au-dessus de tout qu’il n’avait pas compris la gravité du sujet, comme s’il était intouchable. Mais non, ça ne marche pas comme ça.
Si on avait su qu'il était rémunéré par Total, on ne l'aurait certainement pas auditionné en 2015, en tant que représentant de l'AP-HP. Et nous n'aurions pas publié cette audition dans nos travaux. Il ne peut pas avoir «oublié» qu'il travaille pour Total quand il est venu nous voir, lui qui reste un des rares à soutenir que le diesel n'est pas cancérigène. C'est comme si un lobbyiste du tabac faisait la promotion de la cigarette en disant qu'elle n'est pas dangereuse pour la santé, on marche sur la tête! En nous mentant et en cachant ses liens d'intérêts privés, il a entaché nos travaux. En plus de porter le discrédit sur ses collègues de l'AP-HP et sa profession. Mentir à la représentation nationale, c'est extrêmement grave.
A-t-on idée de l’ampleur des conflits d’intérêts dans le domaine de la santé?
C’est un vrai sujet, car les budgets sont énormes, les lobbys extrêmement puissants et la tentation facile. Dans le domaine de la santé, cela toucherait au moins 200 personnes. C’est un chiffre qui a été avancé, mais il est sûrement a minima. Le problème est justement qu’on n’a pas vraiment de chiffres. Il est important que les élus et le public puissent savoir qui a des intérêts privés. Car il n’est pas acceptable que des médecins ou des scientifiques puissent influencer les politiques publiques alors qu’ils ont des intérêts directs dans le privé. J’espère que mes amendements permettront de faire avancer ce sujet et le remettre au cœur du débat national. Et j’espère que mes collègues de l’Assemblée nationale maintiendront ces acquis dans la loi.
Quid des cas de parjure devant le Sénat? Officiellement, ils sont rarissimes. Mais coup sur coup, ceux de Michel Aubier et de Frédéric Oudéa viennent d’être dévoilés au grand jour. Ces cas semblent être la pointe émergée de l’iceberg et ils ne concernent pas que la santé…
Je pense que ce type de comportements existe dans notre système politique et administratif et qu’il faut les combattre, que ce soit un éminent professeur de médecine ou un banquier, si le faux témoignage était avéré. Dans tous les cas, je suis persuadée que le Sénat saura être à la hauteur face à ces comportements. Je considère que personne, quel que soit son statut ou sa branche d’activité, n’est au-dessus des lois. Toutefois, lorsque cela concerne la santé publique, il s’agit d’une circonstance aggravante, puisque cela touche les Français dans leur chair avec souvent des conséquences irréversibles.
Le cas de Michel Aubier est désormais entre les mains du bureau du Sénat, qui décidera le 28 avril de transmettre ou non le dossier à la justice. S’il était transmis au procureur – ou si celui de Frédéric Oudéa l’était –, ce serait une première : en 1992, le bureau du Sénat avait décidé de n’engager aucune poursuite à l’encontre d’Alain Mérieux.
Oui, ce serait une première. J’espère que le cas de Michel Aubier sera transmis à la justice, même si je ne préjuge pas de ce que dira le bureau du Sénat. Je constate juste que son faux témoignage a suscité un tollé au sein de notre commission d’enquête, dont tous les membres ont trouvé son comportement inadmissible. L’humeur n’était pas du tout à le passer sous silence, loin s’en faut. Je constate aussi qu’il y a eu un vote quasi à l’unanimité de mes amendements, des communistes aux Républicains, avec un avis favorable du rapporteur de la commission des lois. Ce n’est pas anodin.
Nous sommes en 2016, les choses ont changé, la société n’est plus en capacité d’encaisser les mêmes choses qu’en 1992. Michel Aubier a fait l’émission de trop, il y a eu une réaction, la société civile s’est mobilisée, elle n’a plus envie d’accepter ce genre de comportements. C’est elle qui fait avancer les choses, après il faut que nous ayons le courage de l’écouter. Pour toutes ces raisons, j’ai donc bon espoir.
Martin Hirsch, le DG de l’AH-HP, qui assure ne pas avoir été au courant des liens d’intérêts de Michel Aubier avec Total, entend faire de ce cas un contre-exemple, lui permettant de renforcer la lutte contre les conflits d’intérêts au sein de cette institution. Que pensez-vous de son action?
Je la trouve plutôt bonne et ambitieuse, d'autant que je vous rappelle que l'AP-HP représente un budget de 7 milliards d'euros, emploie 100 000 personnes dont 30 000 médecins. J'espère que le cas de Michel Aubier l'aidera à avancer sur ces questions, car il est loin d'être unique. La lutte contre les conflits d'intérêts ne fait que commencer.