Une plume et un marteau lâchés dans le vide tombent à la même vitesse. Parce qu’elle est contre-intuitive, cette assertion est restée gravée dans nos cerveaux depuis qu’on nous l’a apprise sur les bancs du collège et démontrée, devant nos yeux ébahis, dans deux tubes en plastique sur la paillasse de la salle de physique-chimie. Cela paraît bizarre, mais c’est comme ça. Galilée en a eu l’intuition, Newton l’a confirmé, Einstein aussi, sans compter le prof de physique et même les astronautes d’Apollo 15, qui se sont amusés à vérifier l’idée sur la Lune : en l’absence d’atmosphère qui ralentit les corps par le frottement de l’air, la plume et le marteau ont touché le sol en même temps.
Et voilà que les physiciens de l'an 2016 viennent jouer au bowling dans la chambre bien rangée de nos acquis : peut-être que ce fameux «principe d'équivalence» - voulant que tous les objets tombent de la même façon, indépendamment de leur masse ou de leur composition - n'est pas si solide après tout. Peut-être qu'il est faux à très petite échelle, si petite qu'on n'a encore jamais réussi à le voir, nous disent les responsables de la mission Microscope. Leur satellite décolle ce vendredi de Kourou (Guyane française) pour relancer la course à la plume et au marteau. Microscope est l'acronyme de microsatellite à traînée compensée pour l'observation du principe d'équivalence. Un projet franco-européen à la carrure impressionnante avec ses 130 millions d'euros de budget, son équipe de 300 personnes et ses 15 ans d'âge, mais surtout très atypique par son objectif : Microscope n'observe rien, ni la Terre ni l'espace, mais jouera durant deux ans avec la chute libre pour faire avancer notre compréhension des lois qui régissent ce monde. Une pure expérience de physique fondamentale dont les résultats vont carrément «éprouver la théorie de la relativité générale», résume Jean-Yves Le Gall, président du Centre national d'études spatiales (Cnes), car le principe d'équivalence en est l'un des piliers.
Supertanker
A l’intérieur de ce microsatellite (300 kg seulement et 1,5 m de diamètre) vont tomber en chute libre deux paires de cylindres métalliques imbriqués l’un dans l’autre. Enfin, tomber… Ils vogueront tranquillement en orbite. Mais depuis que, grâce à Einstein, on considère la gravité comme une courbure de l’espace-temps, parcourir inlassablement une route qui encercle la Terre à 707 km d’altitude – là où l’on ressent encore la gravité mais presque plus le frottement de l’atmosphère – revient à une chute libre perpétuelle vers la Terre.
L’instrument T-Sage, au cœur du satellite, mesurera alors la vitesse à laquelle tombent les cylindres, ou plus précisément la force électrostatique nécessaire pour compenser leur chute et les maintenir l’un dans l’autre en position centrée. Une paire de cylindres servira de témoin, avec deux tubes de même matériau, en platine. L’autre paire comprend un tube en platine dans un de titane : ce sont les vrais cobayes de l’expérience. Si la force électrostatique doit augmenter ou diminuer pour garder ces cylindres en position (on parle de mouvements de la taille d’un atome), c’est qu’ils sont tombés plus ou moins vite que les tubes témoins. Et bim, dans les dents du principe d’équivalence !
L'instrument T-Sage. Photo Sébastien Girard. Cnes
Là-haut dans l'exosphère, chaque poussière d'un microgramme croisée par Microscope aura un impact minime sur sa trajectoire et risque de saturer ses instruments de mesure. Sans parler des variations thermiques… C'est pourquoi, d'une part, la température du satellite est contrôlée à 0,001°C près, et d'autre part, Microscope est équipé de seize micropropulseurs chargés de compenser la moindre perturbation. «Pour mettre les choses en perspective», explique Alessandro Atzei, chef adjoint du projet Microscope à l'Agence spatiale européenne (ESA), leur puissance est si infime que «quarante-neuf de ces micropropulseurs seraient requis à leur puissance maximale pour soulever une feuille de papier A4 sur Terre»…
«Le gros lot»
La précision des mesures que va réaliser Microscope n'a encore jamais été atteinte dans une expérience sur la chute libre. Quand Newton a observé le balancement de pendules avec des boules de différents matériaux en 1687, il validait le principe d'équivalence avec une précision de 10-3 (soit 0,001 : trois chiffres après la virgule). Aujourd'hui, on atteint 10-12 en projetant un laser vers un réflecteur posé sur la Lune, et des Américains ont même montré que tout tombe toujours à la même vitesse à une précision de 10-13. Tant mieux ; c'est la base de la relativité générale. Mais toutes les tentatives de généraliser cette théorie ou de la réconcilier avec la physique quantique, comme la théorie des cordes, supposent des violations du principe d'équivalence à une échelle minuscule. Reste à les vérifier. Alors, on pousse les expériences toujours plus loin. Microscope fouinera à une précision de 10-15… Ce qui permettrait de peser «une mouche de 0,5 milligramme posée sur le pont d'un supertanker de 500 000 tonnes», selon l'image de Pierre Touboul, «principal investigateur» de Microscope à l'Onera, le centre français de recherche aérospatiale qui a conçu l'instrument T-Sage.
«C'est une mission gagnant-gagnant, résume le physicien Thibault Damour, professeur à l'Institut des hautes études scientifiques. Si on n'observe rien, on confirme une nouvelle fois le principe d'équivalence et on limite les modèles du type théorie des cordes. Mais si on observe quelque chose, c'est le gros lot !» On envisagerait plus sérieusement que l'univers ait plus de quatre dimensions, avec «d'autres champs que celui de la gravitation, capables de faire varier les constantes de la physique dans le temps et l'espace» et leur conférer une certaine «élasticité». Bref, une nouvelle page s'ouvrirait dans l'histoire de la physique.
Autant dire que l'impatience est à son comble… Initialement prévu pour un décollage en 2017, Microscope a finalement trouvé une place dans une fusée Soyouz ce vendredi. Avancer d'un an une mission d'une telle complexité ? Même pas peur : «On a doublé les équipes, travaillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre en semaine et seize heures sur vingt-quatre le week-end, dit en rigolant Yves André, le chef du projet au Cnes, en ne faisant que deux pauses pour Noël et pour nouvel an.» Quand il lâchait des boules de plomb et des boules de bois du haut de la tour de Pise pour les chronométrer, Galilée n'avait sans doute pas non plus le temps de dormir.
Image CNES. David Ducros
Des théories unificatrices
D’un côté, il y a la théorie de la relativité générale, œuvre d’Albert Einstein pour la majeure partie, qui décrit les lois de la gravitation et la géométrie de l’espace-temps - soit les mouvements des corps les uns par rapport aux autres, à grande échelle. De l’autre côté, il y a la théorie quantique, le «modèle standard de la physique des particules» qui ne s’occupe pas de gravité, mais des interactions nucléaires et électromagnétiques entre les particules qui composent les atomes. Ces deux théories sont aujourd’hui incompatibles, et les physiciens s’activent à concevoir des théories «unificatrices», comme celle des cordes ou de la gravitation quantique à boucles, qui décriraient enfin l’univers de manière cohérente. Ces nouvelles théories supposent l’existence de nouvelles forces, de nouvelles dimensions dans l’univers, de nouvelles particules comme le dilaton ou l’axion, et une nouvelle sorte d’interaction entre les particules qui dépendrait de la composition des corps… Voilà pourquoi une violation du principe d’équivalence, sous forme de chute différenciée selon la composition de deux objets, serait une grande avancée en faveur de ces théories unificatrices.