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Analyse

Si Samsung toussait, la Corée s’enrhumerait

Eco-fiction. Le conglomérat, actif dans des dizaines de secteurs, constitue une fierté nationale. Un économiste a conçu un scénario pour évaluer l’impact d’une éventuelle déconfiture. Résultat : un chômage qui double.
Suwon, non loin de Séoul, est surnommé «Samsung City». (Photo Romain Champalaune. REA)
publié le 25 avril 2016 à 20h21

Vous rappelez-vous du solide Nokia 3310, que tout le monde s’arrachait au début des années 2000 ? Le géant finlandais était alors au firmament des ventes de mobiles et rien ne semblait pouvoir entamer sa domination. Jusqu’à ce mois de juin 2007 où l’iPhone a déboulé et révolutionné le secteur. Nokia rate alors le coche des smartphones, peine à innover et, en cinq ans, connaît une chute spectaculaire dont il ne se remettra pas : au premier trimestre 2016, il ne s’est vendu dans le monde que 2,3 millions de Lumia, le nouveau nom de la division mobile de Nokia depuis son rachat par Microsoft, en 2014.

Ce scénario noir peut-il se reproduire avec le coréen Samsung, pourtant bien arrimé à la première place du podium mondial aujourd'hui, avec une part de marché de 27,8 % ? C'est en tout cas ce qu'imagine Park Sang-in, professeur d'économie à l'Université nationale de Séoul, dans un livre récemment publié. Dans un pays souvent qualifié de «République Samsung», la question est bien sûr provocatrice. Le groupe, qui pèse pour environ 20 % du PIB national, est omniprésent dans le quotidien des Coréens : téléphones, téléviseurs et frigos, mais aussi parcs d'attractions, hôpitaux, appartements, cartes de crédit et assurances. Intitulé Comment la Corée du Sud pourrait survivre à un effondrement de Samsung, l'ouvrage pose un regard critique sur les fondements de l'économie coréenne, dont la vitalité repose sur la réussite des chaebols, ces conglomérats devenus des géants mondiaux dans leur secteur. Les dix plus puissants représentaient plus de 80 % du PIB national en 2012. Et d'après l'auteur, cette concentration économique fragilise l'économie coréenne.

Participations croisées

L'idée de départ de cette fiction catastrophe est simple : rien ne garantit que Samsung Electronics ne connaîtra pas un jour la même déconvenue que Nokia. Il cite le processus de «destruction créatrice» cher à l'économiste autrichien Joseph Schumpeter, selon lequel certains secteurs d'activité sont naturellement voués à disparaître pour laisser la place à de nouveaux. La crise pourrait également venir de Pékin, principal partenaire commercial de Séoul : le moindre ralentissement de l'économie chinoise met à rude épreuve les chaebols sud-coréens, largement tributaires de leurs exportations. Deuxième postulat : la chute de la division high-tech de Samsung entraînerait dans son sillage l'ensemble du groupe et des 80 secteurs d'activités dans lesquels il opère. Depuis plusieurs années, Park Sang-in pointe les dangers du système de participations croisées au sein de l'empire Samsung. Concrètement, Samsung Electronics possède des parts de Samsung SDI (fabricant de batteries), qui en détient dans Samsung C&T (branche construction), qui elle-même se trouve au capital de Samsung Electronics. D'après les calculs de l'économiste, si l'action Samsung Electronics perdait la moitié de sa valeur, celles de Samsung Life Insurance et de Samsung C&T chuteraient respectivement de 44,4 % et 40,3 %. «Au sein des chaebols coréens, si une division a des problèmes, il y a un impact direct sur toutes les autres divisions. Et ceci est particulièrement vrai chez Samsung, confirme Brandon Walcutt, professeur d'économie à l'université Hankuk des études étrangères. La capacité des chaebols à s'autofinancer pourrait alors se retourner contre eux. Ils sont capables de lever des fonds majoritairement en interne, auprès de leurs partenaires. C'est un avantage certain quand tout va bien. Mais cela devient risqué quand l'un des rouages s'enraye.»

Tissu de PME

Que deviendrait la «République Samsung» sans Samsung ? Selon les estimations de Park Sang-in, le chômage doublerait, passant de 3,5 % à plus de 7 %. Car si Samsung Electronics emploie à lui seul près de 100 000 personnes en Corée, le groupe fait aussi vivre un vaste tissu de PME qui constituent les premiers employeurs du pays. Autrement dit, si Samsung connaissait le même sort que Nokia, les faillites en cascade se multiplieraient. La caisse de retraite coréenne serait elle aussi directement menacée, puisqu'avec plus de 18 milliards de dollars (16 milliards d'euros) d'actions Samsung, elle constitue le premier actionnaire extérieur. Et dans ce cas, prévient Park Sang-in, le destin de la Corée ne ressemblerait pas à celui du voisin japonais, en proie à un lent déclindepuis plus de deux décennies, mais plutôt à celui de l'Argentine. «Grâce à son économie puissante, le Japon a pu éviter une crise monétaire, malgré une dette équivalant à 230 % de son PIB, explique Brandon Walcutt. Mais le PIB japonais est quatre fois supérieur à celui de la Corée.»

Pour rééquilibrer l'économie, Park Sang-in préconise une réforme anticoncentration similaire à celle instaurée par Israël en 2013. Il s'agirait notamment de mettre fin au système de participations croisées et d'empêcher la collusion entre d'importantes institutions financières et non financières. «Samsung devrait ainsi choisir entre sa branche électronique et sa branche d'assurance et vendre une des deux», estime Park. En 2014, un rapport de l'OCDE pointait du doigt la faiblesse structurelle des PME coréennes. Les auteurs exprimaient leurs «inquiétudes» vis-à-vis de la «stratégie habituelle de rattrapage» fondée sur les exportations de grands conglomérats. La Présidente, Park Geun-hye, axe d'ailleurs sa politique économique sur la défense des petites structures, faisant de la promotion de l'entrepreneuriat et de l'«économie créative» le principal gisement d'emplois.

Mais la connivence des conglomérats avec le pouvoir politique rend difficile toute réforme de fond. «Samsung a toujours été plus ou moins au-dessus des lois en Corée», assène Park Sang-in. Condamné pour fraude fiscale en 2008, le PDG et fils du fondateur, Lee Kun-hee, avait bénéficié d'une grâce présidentielle. «Le propos de Park Sang-in n'est pas nouveau, note Brandon Walcutt. Ces arguments refont régulièrement surface parmi les économistes. Mais ils sont toujours rapidement balayés, notamment parce que personne ne croit vraiment au scénario de l'effondrement.»

Poids écrasant

L’hypothèse de Park est-elle plausible ? Pour les Coréens, qui considèrent qu’être employé chez Samsung est le symbole suprême de la réussite, imaginer la déconfiture d’une entreprise qui fait la fierté de la nation est tout bonnement impensable. Si le scénario relève pour l’instant de la fiction, le géant de l’électronique perd depuis des années des parts de marché, notamment face à la nouvelle concurrence chinoise de Huawei et de Xiaomi dans l’entrée et le milieu de gamme. Un recul qui s’est traduit par une baisse de la valeur boursière du conglomérat de 8 milliards de dollars l’an dernier. Début janvier, son directeur général annonçait des temps difficiles, du fait du ralentissement de l’économie mondiale et d’une concurrence qui s’exacerbe sur des marchés clés comme les cartes mémoire ou les smartphones. Et l’histoire montre que les conglomérats ne sont pas à l’abri d’une chute brutale. Au lendemain de la crise asiatique de 1997, Samsung et LG n’ont réussi à surmonter leurs dettes colossales que grâce à l’aide des autorités coréennes et du FMI. D’autres ont été plus sévèrement touchés, à l’instar de Kia ou de Daewoo, alors deuxième conglomérat du pays dont la faillite retentissante a été actée en 1999. Le groupe n’avait certes pas la surface de Samsung mais couvrait des pans entiers de l’économie, de la construction à l’automobile en passant par l’électronique et la finance. Devant l’étendue de ses dettes, les banques créditrices annoncèrent un plan de démantèlement, soutenu par le gouvernement.

«Toute personne qui s'intéresse à l'avenir de notre pays s'est déjà posé cette question. Samsung a acquis un poids écrasant dans l'économie coréenne, mais l'on sait aujourd'hui que même les multinationales les plus puissantes peuvent partir en fumée», a souligné le journal de gauche The Hankyoreh à propos du livre. Money Today, un des principaux quotidiens économiques, s'est au contraire montré beaucoup plus critique vis-à-vis de la thèse de Park, rejetant les comparaisons avec Nokia et Israël. «Les groupes israéliens visés par la réforme, il y a trois ans, ciblaient essentiellement un marché domestique, alors que Samsung réalise plus de 80 % de son activité à l'export. […] A chaque ralentissement de l'économie coréenne, nombreux sont ceux qui entendent donner des leçons à nos conglomérats.» Quant aux grands quotidiens conservateurs coréens, ils ont préféré ne pas parler du livre - signe du malaise provoqué par les débats qu'il soulève. Contacté par Libération, Samsung n'a pour sa part pas souhaité réagir. Mais au sein de la communauté financière, certains jugent désormais «probable» à terme une séparation des branches électronique - récemment dopée par les résultats du Galaxy S7 - et assurance du superchaebol, qui constituent les deux principales sources de revenus de Samsung.