D'un clic, l'opérateur modifie un détail de ce qu'on peut voir dans l'environnement virtuel dans lequel on évolue, un casque Oculus sur le nez. En l'occurrence, il change un aspect important de notre seul centre d'intérêt depuis quelques minutes : nos mains. Nous nous étions habitués, nous étions confortables avec la situation, et là, le choc, un sentiment d'étrangeté presque gênant : nous nous retrouvons avec cinq doigts à chaque main. Elles nous paraissent du coup diminuées, comme si on nous avait coupé un doigt. Quelques secondes plus tard, nous sommes sidérés par ce que sentiment a démontré. Il n'a fallu que quelques minutes pour que nous nous habituions à avoir six doigts à chaque main.
L'expérience présentée à Paris ce jeudi 12 mai a été imaginée et conçue par les équipes Hybrid et Mimetic de l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) à Rennes et vient d'être publiée. Elle ne porte pas en elle de grandes découvertes et de grands bouleversements, mais elle cherche à faire avancer la recherche fondamentale autour de la réalité virtuelle, et plus précisément sur la question de la perception du corps et de l'avatar par l'utilisateur dans les systèmes d'immersion totale permise par les casques qui arrivent cette année sur le marché (Oculus Rift, HTC Vive, Playstation VR, entre autres). Les questions posées par l'équipe de chercheurs (Ludovic Hoyet, Ferran Argelaguet, Corentin Nicole et Anatole Lécuyer) sont fascinantes : «Peut-on créer l'illusion que notre main droite possède six doigts ? Peut-on croire à des changements structurels de notre corps en réalité virtuelle ? Plus généralement : quels sont les mécanismes d'appropriation de notre corps virtuel, d'identification à notre "avatar" ?»
Pour réaliser l'expérience, les chercheurs ont utilisé la version DK2 du casque Oculus Rift couplé au détecteur de mouvement Leap Motion. Ainsi, les mouvements de la main de l'utilisateur sont fidèlement retranscrits dans l'environnement virtuel. Ils ont ensuite conçu grâce au travail d'un infographiste le modèle d'une main à six doigts. Le sixième doigt est ainsi placé entre l'auriculaire et l'annulaire et bouge en fonction de ses voisins. Lorsqu'on ouvre ou qu'on ferme la main, il accompagne le mouvement, et c'est aussi le cas, par exemple, lorsqu'on tapote sur la table. Tout semble donc très naturel. Lors de l'expérience, parmi les vingt-quatre participants, beaucoup ont d'ailleurs mis plusieurs minutes avant de se rendre compte de l'anomalie.
D'autant que l'expérience va plus loin pour parfaire le sentiment de présence de ce sixième doigt. Après quelques minutes passées à bouger ses doigts, le cobaye doit poser sa main bien à plat sur la table. Un pinceau apparaît alors dans le champ de vision et passe sur les doigts les uns après les autres. L'opérateur effectue de manière synchronisée les mêmes mouvements avec un vrai pinceau. Et lorsque le pinceau passe sur le sixième doigt, c'est l'annulaire qui est touché (en faisant attention à ne pas sélectionner deux fois de suite l'annulaire, bien sûr). L'effet est saisissant, les six doigts deviennent sensibles. Cette partie de l'expérience est inspirée par la célèbre illusion de la main en plastique, ou la main d'un cobaye est cachée de sa vue, mais stimulée de manière synchrone avec une main en plastique qui, elle, est visible. Au bout de quelques minutes, le cobaye a l'impression que la main en plastique est la sienne et ne pourra s'empêcher de retirer sa main en cas de danger immédiat sur l'objet en plastique.
Pour vérifier cette appropriation du sixième doigt, les chercheurs ont demandé en fin d'expérience à plusieurs reprises aux sujets de bouger un doigt précis. Et pratiquement tous les participants (environ 95%) ont essayé de bouger un doigt lorsqu'on leur indique le doigt virtuel. Une proportion qui tombe à moins de 50% dans un groupe test où le sixième doigt reste inanimé pendant toute l'expérience quels que soient les mouvements. «Ces résultats sont particulièrement encourageants, se réjouit Anatole Lécuyer, directeur de recherche à l'Inria. Il faut maintenant que d'autres disciplines, comme la psychologie ou la philosophie, se saisissent de cette question de l'appropriation d'un autre corps que le sien. Les applications, que ce soit en termes de divertissement, de formation ou même de rééducation, sont nombreuses.»