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Libération
Décryptage

Face à l'Urssaf, ce que risque vraiment Uber

L'application de transport californienne voit s'ouvrir un nouveau front judiciaire avec la plainte de l'organisme qui réclame la requalification de ses chauffeurs en salariés et le paiement de plusieurs millions d'arriérés de cotisations sociales.
(Photo Geoffroy Van der Hasselt. AFP)
publié le 17 mai 2016 à 19h25

Avec Uber, les fronts légaux s’accumulent et ne se ressemblent pas. Cette fois, c’est l’administration, en la personne morale de l’Urssaf, qui poursuit l’application californienne de transport urbain et menace de remettre en cause son modèle économique de travailleurs indépendants, simples contractants de plateformes leur rabattant des courses en échange d’une commission. Décryptage d’une nouvelle bataille judiciaire sur fond d’interrogations sur l’avenir du salariat à l’ère du capitalisme des places de marché numériques.

Que reproche l’Urssaf d’Ile-de-France à Uber ?

Chargé de collecter les cotisations de sécurité sociale des entreprises, cet organisme juge qu'Uber fait bien travailler ses milliers de chauffeurs en qualité de salariés puisqu'il existe un «lien de subordination» entre ces derniers et la plateforme. Il demande donc en conséquence que ces «contractants», comme les appelle Uber, aujourd'hui considérés comme des indépendants, soient requalifiés comme des salariés de l'antenne française de la multinationale américaine, et que celle-ci paie à ce titre les charges sociales les concernant. Deux procédures ont ainsi été engagées par l'Urssaf d'Ile-de-France, l'une devant le Tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass), l'autre au pénal auprès du procureur de la République de Paris. La première vise à obtenir la régularisation de ces cotisations pour un montant de «quelques millions d'euros» après qu'Uber a refusé d'obtempérer à ses injonctions et la requalification à l'avenir de ces chauffeurs indépendants en situation de salariés de la société. Dans le volet pénal de la procédure, l'Urssaf estime avoir produit la «démonstration» du lien de subordination entre Uber et ses chauffeurs et a transmis au procureur de la République de Paris un procès-verbal de «travail dissimulé» fondé sur le principe de «détournement de statut». Le parquet a désormais la possibilité d'ouvrir une enquête préliminaire. «C'est Uber qui recrute, qui forme, la commission est plafonnée, ils prennent un pourcentage dessus, la course n'est pas libre, les chauffeurs doivent rendre des comptes… Toute une série d'éléments montrent que le salarié travaille bien dans le cadre d'un service organisé par Uber pour le compte de l'ensemble des chauffeurs», détaille Jean-Marie Guerra, directeur de la réglementation, du recouvrement et du service à l'Acoss, la caisse nationale du réseau des Urssaf. «Et sur le plan pénal, poursuit-il, il s'agit bien d'un montage : Uber a intentionnellement organisé une forme de détournement de statut.» Lancées à la rentrée 2015, les deux procédures ne devraient pas aboutir avant «cinq ou six ans» selon l'Acoss, qui s'attend à ce qu'Uber aille jusqu'en cassation.

Que répond Uber à ces nouvelles accusations ?

La plateforme «conteste fermement la régularité et le bien-fondé des procédures», comme l'a affirmé un de ses porte-parole à l'AFP. Elle fait valoir, comme elle le rappelait il y a encore peu, qu'elle n'impose pas de clause d'exclusivité et que ses chauffeurs gardent «une liberté totale pour leurs horaires». Dans l'immédiat, elle se garde bien de brandir la carte, prématurée, d'un recours en cassation et «laisse aux juridictions saisies le soin de se prononcer. Des dizaines de milliers de Français choisissent de devenir chauffeur professionnel indépendant : c'est le cas des VTC comme de la quasi-totalité (90%) des taxis parisiens», juge l'application qui cite un «récent sondage Ifop» selon lequel «87% des partenaires Uber» choisissent de devenir indépendants «pour pouvoir travailler de manière autonome». Autrement dit, les chaufeurs d'Uber seraient, d'après la société, les premiers défenseurs de son système. Chez Uber, on fait également remarquer qu'il n'y a rien de surprenant à ce que l'organisme dont le travail est de collecter des cotisations sociales sur les salaires souhaite étendre son périmètre en ramenant des indépendants dans son giron. Elle met également en avant le fait qu'au regard du droit applicable et des jurisprudences concernant des chauffeurs de taxis ayant cherché à se faire requalifier en salariés de la G7, «la situation est claire : les partenaires chauffeurs d'Uber sont des indépendants». Selon Uber, la ministre du travail Myriam El Khomri le rappelait elle-même sur le plateau du Petit Journal à l'automne dernier. Autrement dit, si les chauffeurs d'Uber étaient requalifiés, ce devrait également être le cas pour les milliers de chauffeurs de taxis affiliés à des réseaux et qui conservent aujourd'hui un statut d'indépendant. Selon l'avocate Aurélie Arnaud, qui prépare une action de groupe contre Uber, ce n'est pas de la compétence du Tribunal des affaires de sécurité sociale de dire s'il y a un lien de subordination ou pas. «A mon sens, explique-t-elle, il manque un préalable, qui est l'avis du conseil des Prud'hommes. Lui seul peut dire si, dans ce cas, il y a un lien de subordination et un contrat de travail. Il est probable qu'Uber plaide l'incompétence du Tass sur cette question.»

Les chauffeurs d’Uber veulent-ils réellement rester indépendants ?

C'est loin d'être le cas si l'on s'en tient aux diverses procédures intentées récemment sous forme d'actions de groupe. En France, certains chauffeurs de plateformes de VTC – dont Uber – qui travaillent sous le statut d'indépendants, le plus souvent en autoentrepreneurs, réfléchissent ainsi à la possibilité de saisir les prud'hommes afin d'obtenir leur requalification en CDI. Spécialiste en droit du travail, Maître Aurélie Arnaud propose sur la récente plateforme du barreau de Paris Avocats actions conjointes, de les accompagner. «Les chauffeurs qui se montrent intéressés par cette action conjointe sont ceux déjà écartés de l'application par Uber, parce qu'ils n'étaient pas assez bien notés ou qu'ils n'ont pas fait assez de courses, ce qui s'apparente à une sanction disciplinaire, fait-elle valoir. Je connais des chauffeurs qui ne travaillent que pour Uber et quarante heures par semaine. C'est un vrai temps complet. Uber leur impose des tarifs, qui ont d'ailleurs baissé il y a quelques mois. Or un chef d'entreprise véritablement indépendant fixe lui-même ses prix, ce qui n'est pas le cas ici. Je connais même un chauffeur à qui on a demandé de faire l'accueil quelques heures dans les locaux d'Uber, en plus de ses heures de conduite. C'est quand même curieux. Bien sûr, il n'était pas obligé, mais c'est toujours mieux de dire oui. Pour ces chauffeurs qui ne travaillent qu'avec Uber, il y a à mon sens un lien de subordination. La notation participe à ce lien de subordination. Si elle se dégrade, le chauffeur reçoit des mails de rappel à l'ordre. Et si le chauffeur ne rectifie pas le tir, il est désactivé de l'application [ce qui est également le cas au bout de 180 jours de non-activité, comme le faisait valoir un tribunal californien, ndlr]. Pour moi, c'est un pouvoir disciplinaire. Par ce biais-là, on est encore sur du lien de subordination déguisé.»

Que s’est-il passé en Californie, où plusieurs chauffeurs ont intenté une action de groupe contre Uber ?

Une procédure lancée par trois chauffeurs de San Francisco risquait d’aboutir à la requalification de plus de 160 000 d’entre eux en salariés. Réclamant de bénéficier d’une couverture sociale (cotisations chômage et surtout santé) et de congés payés, ces derniers arguaient qu’ils doivent se conformer à un certain nombre de règles (tenue, type du véhicule) pour devenir «contractants» d’Uber et qu’en cas de manquement, Uber pouvait mettre fin à leur contrat. De plus, en fixant les tarifs en fonction de la longueur de la course, c’est l’application qui détermine leur rémunération. Menée par l’avocate Shannon Liss-Riordan, qui a déjà obtenu gain de cause dans une affaire similaire face au livreur de colis Fedex qui fait également appel à des indépendants, cette action en nom collectif a abouti à un sérieux dédommagement d’Uber pour mettre fin à la procédure. Son fondateur Travis Kalanick a annoncé qu’il offrait 84 millions de dollars aux plaignants, assortis de 16 millions de dollars d’options si la société entre en Bourse en échange de leur renoncement. Uber a également accepté de financer en Californie et au Massachusetts deux syndicats de chauffeurs, que la société s’engage à rencontrer chaque trimestre pour recueillir leurs doléances. La plateforme de VTC promet enfin plus de transparence sur la notation individuelle des chauffeurs, et sur les raisons l’amenant à en exclure certains.

Quelles conséquences ces procédures pourraient-elles avoir sur Uber ?

Si elles font jurisprudence, ce qui n'interviendra qu'en dernier recours avec une saisie de la Cour de cassation, c'est tout le modèle d'Uber qui risque de s'effondrer, en tout cas en France. S'il devait payer des charges sociales et la mutuelle de ses affiliés, Uber ne serait plus en mesure de recruter des milliers de chauffeurs, et ne pourrait ainsi plus garantir une offre abondante et des prix bas pour les usagers. L'application devrait limiter considérablement le nombre de ses chauffeurs, exiger de leur part une clause d'exclusivité et relever ses prix afin de leur assurer un revenu décent. «Le problème, juge un observateur, c'est qu'Uber ne veut pas de chauffeurs professionnels mais simplement des amateurs pour lesquels le recours à la plateforme ne constitue qu'un complément de revenu. Cela lui permet de fixer des prix bas et de parier sur l'effet de masse mais cela ne fonctionne plus lorsque des milliers d'entre eux, à la recherche d'un emploi, décident d'investir, de se professionnaliser et d'en faire un véritable travail. Ils exigent donc d'obtenir des avantages, comme les autres salariés. Ils se retrouvent aujourd'hui piégés par leur succès.»