«Si l'oubli procédait jadis des faiblesses de la mémoire humaine, de sorte qu'il n'y avait pas à consacrer un droit à l'oubli, […] la société numérique, la libre accessibilité des informations sur Internet, et les capacités sans limites des moteurs de recherche changent considérablement la donne et justifient pleinement qu'un tel droit soit aujourd'hui revendiqué.» Voilà ce qu'écrivait, dans une décision de juin 2009, un juge du tribunal de grande instance de Paris. Dans l'affaire en question, un homme visé par une procédure de la Commission des opérations de Bourse, puis innocenté, demandait que deux articles le concernant soient supprimés du site web des Echos. Le tribunal n'avait pas accédé à cette demande, mais avait ordonné au quotidien d'insérer dans ces articles un «droit de suite».
C'est également aux Echos que deux frères, Stéphane et Pascal X., ont demandé en 2012 la suppression de leur nom dans un article. En 2006, le quotidien rapportait que le Conseil d'Etat avait substitué un blâme à une décision de retrait de leur carte professionnelle d'intervenant sur les marchés financiers. Or, ce 12 mai, la Cour de cassation a tranché en faveur des Echos. Pour elle, «le fait d'imposer à un organe de presse, soit de supprimer du site internet dédié à l'archivage de ses articles […] l'information elle-même contenue dans l'un de ces articles, le retrait des nom et prénom […] privant celui-ci de tout intérêt, soit d'en restreindre l'accès en modifiant le référencement habituel excède les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse».
Droit à l’oubli vs intérêt du public
«Droit à l'oubli» contre droit à l'information : le débat, épineux, est allé jusqu'à la Cour de justice de l'Union européenne. En mai 2014, cette dernière a consacré, non pas un droit à l'oubli à proprement parler, mais un droit au déréférencement via les moteurs de recherche. Depuis cette date, tout internaute d'un pays de l'UE peut demander la suppression, dans les résultats d'une requête effectuée à partir de son nom, des liens vers des contenus qui présentent des informations «inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives», et dès lors que ce retrait ne va pas à l'encontre de «l'intérêt prépondérant du public». A ce jour, Google a reçu plus de 430 000 demandes en ce sens, examiné plus d'un million et demi de liens, et supprimé 43% de ces derniers.
Pour autant, même sur ce point, la question est loin d'être résolue. Depuis des mois, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) française et le géant de Moutain View s'affrontent sur le périmètre de ce droit au déréférencement. Pour la première, les liens doivent être retirés sur l'ensemble du moteur de recherche. Pas pour le second, qui n'applique le déréférencement qu'à ses déclinaisons européennes (Google.fr, Google.de, etc.) et via un filtrage de géolocalisation, mais refuse toujours d'ouvrir une brèche à un droit au déréférencement «mondialisé». Après l'amende de 100 000 euros prononcée par la Cnil en mai, Google a d'ailleurs saisi le Conseil d'Etat.
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On voit bien comment, dans ce débat, s'articulent ou s'affrontent quantité de paramètres. Comment concilier, à l'heure d'une mémoire en réseau ubiquitaire, la possibilité de ne pas être perpétuellement poursuivi par ses traces numériques – le nombre de demandes faites à Google témoigne d'une aspiration manifeste – avec l'accès à l'information, que le Web a radicalement transformé ? Comment éviter que se multiplient les demandes allant à l'encontre de l'intérêt du public, par exemple pour effacer ou minimiser les traces d'une condamnation pénale ? A partir de quand peut-on faire valoir un droit à l'oubli ? Doit-il s'appliquer «à la source» – ce qui vient directement questionner la liberté de la presse – ou par la médiation des moteurs de recherche, voies prépondérantes de la recherche d'information ? Et comment doivent s'appliquer les droits nationaux, ou communautaires, sur un réseau sans frontières ?
Une chose est certaine : arbitrer entre le droit à la vie privée et le droit à l'information, entre les droits de la personne et les droits du public, est bien le rôle d'un juge. C'est évidemment tout le problème de la décision de la Cour de justice de l'Union européenne, qui a confié une part cruciale de cet arbitrage à un acteur privé – qui d'ailleurs n'en voulait pas. Arbitrage évidemment délicat, qu'il s'agisse de moteurs de recherche ou de sites de presse : comme le relève le blog SOS Conso du Monde, quinze jours avant la décision de la Cour de cassation française, son homologue belge avait tranché en sens inverse, en faveur de l'anonymisation d'un article du Soir datant, lui, de 1994. Vingt-cinq ans après les débuts du Web, nous n'en sommes qu'au début de l'adaptation de nos règles communes à ce bouleversement de notre rapport au passé et à la mémoire.