Le nom du satellite Lisa Pathfinder traduit son objectif : trouver la voie, défricher la route et essuyer les plâtres avant le lancement de la «vraie» mission européenne eLISA, dans quelques années. Dans l’espace, eLISA écoutera les ondes gravitationnelles, ces ondulations de l’espace-temps (comme des vaguelettes quand on jette un caillou dans l’eau) causées par un événement de grande ampleur, comme la fusion de deux trous noirs. Albert Einstein en avait prédit l’existence, et elles ont été vérifiées pour la première fois en septembre 2015, dans les gigantesques détecteurs du projet Ligo aux Etats-Unis.
Mais comme pour toutes les expériences les plus délicates de la physique, qui consistent à mesurer des microvariations et des nano-mouvements, les meilleurs résultats sont obtenus dans l'espace. C'est pour cela que les futurs «microphones» des ondes gravitationnelles, comme les surnomme l'équipe de Lisa Pathfinder, seront installés entre la Terre et le Soleil. Ces chercheurs ont tenu une conférence à Madrid, ce mardi matin, pour dire annoncer quelques résultats et dire leur joie : d'un point de vue technique, Lisa Pathfinder a surpassé leurs espérances, et tout se profile bien pour le futur job d'eLISA.
Comment détecter les ondes gravitationnelles ?
Les plateformes Ligo aux Etats-Unis et Virgo en Europe (près de Pise en Italie), chargées de détecter les ondes gravitationnelles sur Terre, sont composées de deux tunnels longs de 3 kilomètres et disposés en coude. Un faisceau laser y est envoyé, puis réfléchi par plusieurs miroirs pour allonger son trajet, et l'on mesure le moment où il touche un récepteur. C'est le principe de l'interférométrie. Si l'un des deux lasers se révèle un chouïa plus long que l'autre à frapper le récepteur, c'est qu'il a été troublé sur son passage par une onde gravitationnelle.
Mais il y a d’autres types de perturbations terrestres qui limitent les possibilités de Ligo et Virgo – les séismes, les différences de gravité… Ces interféromètres géants sont donc limités à la surveillance des ondes gravitationnelles à haute fréquence, entre 10 et 10 000 hertz, qui correspondent à des événements moyennement violents –tout est relatif–, comme les collisions de trous noirs simples.
Dans l’espace, le fonctionnement est le même, et le vide permet d’écouter les ondes à fréquences beaucoup plus basses, de 0,1 mHz à 1 Hz environ, émises par des phénomènes vraiment monstrueux comme les fusions de galaxies et des trous noirs supermassifs qu’elles abritent en leur centre.
Mission eLISA : vue d’artiste. Image AEI/MM/exozet
Et puis surtout, dans l'espace, on a la place de s'étaler. Si on veut mettre un million de kilomètres entre l'émetteur laser et ses récepteurs, on met un million de kilomètres. C'est ce qu'on va faire, d'ailleurs. L'expérience sera répartie entre trois satellites distants, en formation triangulaire et au trajet synchronisé. Mais pour être sûrs que ça marche avant d'envoyer la précieuse cargaison à bord d'une fusée, la mission Lisa Pathfinder joue la répétition générale à petite échelle. Ou, comme le résumait ce matin Fabio Favata de l'Agence Spatiale Européenne (ESA): «On voulait apprendre à marcher avant de courir.»
A quoi sert Lisa Pathfinder ?
Lisa Pathfinder est un unique satellite dans lequel tiennent tous les ingrédients de l’expérience : l’émetteur du laser, le récepteur, des miroirs, et deux «masses d’épreuve» or et platine, des cubes de 4,6 cm d’arête et pesant deux kilos, qui flottent en apesanteur et dont on mesure la distance qui les sépare à l’aide du laser. On a remplacé les millions de kilomètres d’écart par 38 modestes centimètres.
Le satellite a été lancé le 3 décembre 2015. Il a dû faire six fois le tour de Terre pour prendre de l'élan, poussant son orbite de plus en plus loin, jusqu'à s'éjecter enfin vers son repaire définitif : le point de Lagrange numéro 1. Un coin tranquille où l'on ne subit pas le magnétisme terrestre et où l'attraction de la Terre compense celle du Soleil ; l'idéal pour une orbite stable.
Deux mois et demi plus tard, les deux cubes ont été lâchés. Ils sont désormais libres de leurs mouvements, théoriquement affectés seulement par la gravité… et donc le passage des ondes gravitationnelles. Puis on a aligné le laser, et commencé les mesures en mars.
Quels sont les résultats ?
Bilan : c'est tout bon ! Le système de «traînée compensée» marche bien et permet d'annuler les micro-dérangements que subit le satellite dans l'espace, comme les rares collisions avec des poussières. Les autres forces résiduelles qui s'exercent sur les masses d'épreuve sont très limitées – un peu de pression due à l'évacuation progressive du gaz dans le satellite, quelques variations de température… Mais le mouvement, ou plus précisément «l'accélération des masses d'épreuve due aux perturbations», est plus faible que prévu, se réjouit Stefano Vitale de l'Université de Trente. On le mesure à l'échelle du femtomètre (10-15 mètre).
Devant les tableaux de données qui sont arrivés dans les bureaux européens, «on a eu un sourire grand comme ça», raconte Stefano Vitale en tirant son index d'une oreille à l'autre. Le côté français de l'équipe Lisa Pathfinder, hébergé par le laboratoire Astroparticule et cosmologie (Université Paris Diderot / CNRS / CEA / Observatoire de Paris), était tout autant surpris de l'excellence des résultats. «On s'attendait à avoir des trous et des bonds partout» dans la courbe de bruit de fond, entend-on à Paris Diderot… Mais elle s'avère miraculeusement belle et lisse (à part dans les plus petites fréquences, où les investigations sur la cause du bruit de fond sont toujours en cours).
En noir, les exigences théoriques de bruit de fond auxquelles doivent se limiter Lisa Pathfinder et eLISA. En gris, bleu et rouge, les mesures effectuées à bord de Lisa Pathfinder. Plus la courbe est basse, plus les mesures sont précises : mieux c’est. La courbe rouge est trop haute à cause d’un problème d’alignement des masses d’épreuve. La courbe bleue suit la résolution de ce petit souci.
Les exigences en termes de précision des mesures étaient relativement relax pour Lisa Pathfinder, et plus strictes pour eLISA. Mais le satellite de test a déjà atteint le niveau souhaité pour eLISA les doigts dans le nez. «Dans quelques mois, on sera probablement encore meilleurs», prédit-on à Paris Diderot.
Aujourd’hui déjà, l’ESA s’estime donc «prête à faire le grand saut» vers eLISA au niveau technologique. Reste à entretenir les compétences acquises, et s’assurer que les experts qui ont conçu ce bijou technologique restent dans les parages ou forment des padawans jusqu’à la fabrication d’eLISA, qu’on n’attend pas avant les années 2030. D’ici là, Lisa Pathfinder sera prêté aux Américains de la Nasa cet été, puis repassera sous commandement européen pour des tests «plus risqués» à partir d’octobre, et jusqu’en 2017.