Menu
Libération
Désintox

Les chiffres cryptés de Bolloré sur les pertes de Canal +

L’homme d’affaires, qui se pose en sauveur d’une chaîne déficitaire, omet de préciser que c’est depuis sa prise de contrôle que la chute des abonnements s’est accélérée.
(Illustration Blachier)
publié le 10 juin 2016 à 20h21

Intox

Le 21 avril, lors de l’assemblée générale, devant des actionnaires acquis à sa cause, Vincent Bolloré fanfaronne dans le style bateleur qu’il affectionne en public : «Je suis la conséquence des pertes de Canal +, et peut-être la solution.» En tout cas, ajoute-t-il, il n’en est sûrement «pas la cause». Façon de dire que, s’il a pris les commandes en direct et viré l’ancienne équipe dirigeante, c’est parce que la chaîne cryptée est dans la panade financière sur son premier marché, la France, et que son existence entière est menacée. Vraiment ?

Désintox

Dès qu'il prend la parole, Bolloré martèle le même message alarmiste. Certes, le groupe Canal +, pris dans son ensemble, reste largement bénéficiaire (454 millions d'euros de résultat opérationnel ajusté en 2015), mais sa rentabilité s'effrite car la situation se dégrade à grande vitesse en France : isolé des activités internationales (Afrique, Pologne, outre-mer), du cinéma (StudioCanal), de la télévision gratuite (D8, D17, i-Télé) et de Canalsat, le bouquet hexagonal payant (Canal +, Canal + Sport, Canal + Cinéma…) perd de l'argent depuis 2012, et un peu plus chaque année. En 2015, le résultat opérationnel ajusté de cette partie, qui représente 31 % des revenus globaux de l'entreprise, est tombé à - 264 millions d'euros. Selon les prévisions de la direction, le déficit va aller s'aggravant : - 408 millions en 2016, puis - 475 millions en 2017. «Nous devons réinventer le modèle», a expliqué Jean-Christophe Thiery, le président du directoire de Canal +, devant les députés de la commission des affaires culturelles le 1er juin.

Ces chiffres sont-ils véridiques ? A l’intérieur de la maison, beaucoup pensent que Bolloré a volontairement noirci le tableau afin d’amadouer - en vain - l’Autorité de la concurrence et les pouvoirs publics. Il lui est facile, par un simple jeu d’écritures comptables, d’imputer à Canal + France des coûts (l’informatique, le marketing, etc.) naguère pris en charge par d’autres entités du groupe, comme Canalsat. Dévoilés par BFM Business, les comptes 2015 de la Société d’édition de Canal Plus (SECP), la structure sociale qui chapeaute Canal + France, confortent cette thèse. A l’envers du discours officiel, ils font apparaître un résultat d’exploitation positif de 64 millions d’euros. Pas sûr, donc, que la situation soit aussi critique que la maison mère, Vivendi, le tambourine depuis des mois…

Il n’en reste pas moins que la chaîne vit des moments difficiles sur le marché français. «Nous avons un problème d’attractivité commerciale sur l’offre d’abonnement premium à 40 euros par mois», reconnaît un dirigeant du groupe. Jugée trop chère dans un contexte concurrentiel renforcé par l’entrée en scène de Netflix et de BeIn Sports et le développement de YouTube, elle enthousiasme de moins en moins les téléspectateurs. Devant les députés, le directeur général, Maxime Saada, a révélé que le solde d’abonnés avait été une seule fois positif en fin d’année depuis 2004… Autant dire que le problème ne date pas d’hier, comme le montrent les chiffres. Les recettes des chaînes Canal + (1,74 milliard d’euros l’an dernier) décroissent depuis 2013. De même, le nombre total d’abonnés aux différentes offres du groupe (y compris Canalsat et Canalplay) est en baisse. Alors qu’ils étaient 6,1 millions fin 2012, on n’en comptait plus que 5,5 millions à la fin du premier trimestre 2016 - dernier chiffre officiel connu.

Le diagnostic de Bolloré, énoncé de façon plus que dramatique, n'est donc pas infondé : le modèle Canal + est en souffrance. Mais ce que ne dit pas l'homme d'affaires, et on le comprend, est que le rythme des désabonnements s'est considérablement accéléré depuis qu'il dirige Vivendi. Il prend le pouvoir entre le 9 mars et le 9 avril 2015, à l'occasion d'un raid éclair en Bourse lors duquel il dépense 3 milliards d'euros pour monter de 5 % à 14 % du capital. Le 17 avril 2015, il préside l'assemblée générale de Vivendi et réussit à faire passer une résolution lui conférant des droits de vote double. Même s'il n'est pas à l'abri d'une offre publique d'achat hostile, il est depuis ce moment-là le grand patron de la maison mère, donc de sa filiale audiovisuelle. Or, au 31 mars 2015, les chaînes Canal + en France avaient encore 6 millions d'abonnés, soit seulement 100 000 de moins qu'à la fin 2012. C'est en réalité dans les mois qui suivent que la débandade commerciale débute, au fur et à mesure que la reprise en main musclée de Canal + par Bolloré fait parler d'elle. Surtout après l'été meurtrier de 2015, au cours duquel il débarque les dirigeants en place, déprogramme un documentaire sur le Crédit mutuel, remplace Antoine de Caunes par Maïtena Biraben au Grand Journal et change la formule des Guignols. Fin septembre, les clients ne sont plus que 5,9 millions, puis 5,7 millions fin décembre, et enfin 5,5 millions fin mars 2016. En un an d'exercice à la tête de Canal +, 500 000 abonnés ont fui. Et ça, c'était avant la série de départs des stars de l'antenne. Bolloré, «solution» aux pertes de la chaîne, vraiment ?