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Patrick Quéré: Pas si bête

A l’heure du débat sur la maltraitance animale, rencontre avec un ouvrier d’abattoir attentif au stress des bêtes.
Patrick Quéré (Photo Thierry Pasquet)
publié le 26 juin 2016 à 17h11

De taille moyenne et d'allure pas franchement athlétique, Patrick Quéré, ouvrier à l'abattoir de cochons JPA de Josselin (Morbihan) n'a pas vraiment le robuste physique de l'emploi tel qu'on l'imaginait. «Au début, j'avais énormément de mal, mais je me suis musclé les bras à force de faire le même geste», glisse-t-il d'une voix presque timide, installé dans la cuisine de son pavillon couleur crème qui domine la campagne et le gros bourg des ducs de Rohan. Le même geste ? Se saisir des morceaux de cochons qui défilent sur un tapis pour les accrocher à une «balancelle» qu'il fait descendre et remonter à l'aide d'un bouton pour qu'elle continue sa course le long d'un rail qui l'emporte vers l'étape suivante. Des dizaines et des dizaines de «longes», «milieux» et «reins», de 12 à 15 kilos qu'il faut soulever et pendre à leur crochet dix heures par jour. De 6 h 30 à 16 heures en moyenne, entrecoupé de trois pauses quotidiennes et d'un jour de repos qui vient s'ajouter au week-end. «C'est très physique, répète-t-il. Quand on rentre à la maison, on est épuisé.»

Ces dernières semaines, Patrick Quéré a été muté à «la porcherie», un grand hangar où sont parqués les animaux avant d'être égorgés à l'aide d'une sorte de «gros scalpel» relié à un tuyau pour recueillir le sang. Son rôle consiste à s'assurer de la bonne progression des cochons qui s'avancent à la queue leu leu dans le couloir en béton qui les mène à la mort. Avec une «crécelle» à la main, sorte de «tuyau en plastique» qui lui sert à décider les hésitants à s'engager dans le passage fatal. «On les tapote seulement sur le dos, précise-t-il. On respecte le bien-être animal. Il y a des normes. Il faut être attentif et ne pas brusquer les bêtes. Un cochon qui stresse, ce n'est pas bon.» Au bout de la rampe, un autre opérateur administre à l'animal une décharge électrique au niveau du cœur qui le tétanise et le fait tomber sur le flanc, avant d'être acheminé sur un tapis jusqu'à la saignée. «Tout est fait dans les meilleures conditions possibles, assure Patrick Quéré. Dans les stabulations, les cochons sont arrosés avec des brumisateurs pour les déstresser.» L'ouvrier reconnaît que cet objectif n'est pas toujours facile à atteindre. «Souvent ça gueule, admet-il. Et quand un cochon gueule, c'est l'équivalent en décibels d'un Mirage au décollage ! Sans bouchons d'oreille, on serait sourd au bout d'un an. Ils savent bien qu'ils vont au casse-pipe. Un cochon, c'est très intelligent.»

Embauché depuis 2006 à l'abattoir de Josselin, devenu JPA (Josselin Porc Abattage) après avoir été repris en 2014 par Intermarché, l'ouvrier avoue aussi avoir été témoin de la brutalité de certains collègues. Un comportement qu'il est le premier à réprouver. «Quand le cochon ne veut pas avancer, j'en ai vu lui donner des coups. C'était généralement des intérimaires, qui se sont fait reprendre par la direction. Si on mettait des caméras dans les salles d'abattage pour éviter que les animaux soient maltraités, ça ne serait pas plus mal, finalement. Tant pis pour celui qui s'acharne.»

Patrick Quéré, qui a «horreur du cinéma à part les anciens De Funès ou de vieux Belmondo», mais regarde les JT, est parfaitement au courant des campagnes menées par diverses associations contre l'abattage et la maltraitance des animaux. «Les L 214», s'empresse-t-il de relever dès qu'on aborde le sujet. Une problématique qui lui inspire une réponse partagée. «C'est une bonne cause, déclare-t-il. Les animaux doivent être abattus décemment, dans les règles de l'art. On n'a pas à leur faire de mal. Par rapport à l'éleveur, c'est comme si c'était nos propres bêtes. Mais les végétaliens, je ne comprends pas. Si on supprime les veaux, les poulets, les cochons, on va manger quoi ?»

S'il n'avait pas été employé dans un abattoir, émargeant entre 1 200 euros et 1 400 euros par mois, Patrick Quéré aurait rêvé d'être un artiste. A sa manière, c'en est un. Dès l'âge de 16 ans, il jouait de la batterie et chantait dans un orchestre qui écumait chaque week-end les salles des fêtes et les bals de mariage de la région de Loudéac, où il a grandi. «J'ai commencé la batterie à l'âge de 12 ans et j'ai toujours aimé ça.» Dans son salon, deux énormes enceintes et un rack pour contenir sa batterie électronique occupent une large place. L'ancien batteur du groupe California se produit toujours à l'occasion dans des fêtes familiales. Ou en duo avec sa femme, Véronique, elle-même accordéoniste, qui visite maisons de retraites et salles des fêtes pour arrondir les fins de mois après ses heures d'aide-ménagère.

Fils d'un magasinier qui travaillait dans une entreprise de charpente métallique et d'une mère commerçante tenant le bar épicerie de ses grands-parents, Patrick Quéré a dû toutefois mettre ses ambitions musicales en sourdine pour gagner sa vie. Sans qualification, il a tenté toutes sortes d'apprentissages avant d'être employé dans un élevage de poussins. Après la faillite de celui-ci, il multiplie les missions d'intérim et démissionne d'un poste de chauffeur-livreur pour incompatibilité d'humeur avec son chef, avant d'être embauché à Josselin. «J'ai commencé à la porcherie, jusqu'à ce qu'un cochon me luxe un genou en reculant.» Aujourd'hui, malgré la puanteur, les cris, le froid glacial l'hiver et la fournaise l'été, c'est encore le poste qu'il préfère, moins éprouvant physiquement que la «D1», la «découpe primaire». Pour le reste, il avoue peu de dérivatifs. Il ne jardine ni ne chasse. «On ne sort pas, confirme-t-il d'une moue fataliste. C'est boulot, maison, maison, boulot. A part de temps en temps un match de foot à Rennes, quand vient le PSG, j'adore le PSG», dit-il en rigolant.

Cet encarté à la CFDT, qui a eu une éducation très catholique et se dit toujours croyant mais non pratiquant, suit aussi la politique. Pour mieux renvoyer dos à dos droite et gauche qui «font de belles promesses et s'assoit dessus dès qu'elles sont sur le trône». Ou pour s'inquiéter des conséquences de la loi travail sur «l'avenir de nos enfants». «On nous prend pour des larbins, c'est marche ou crève, et tout ce qu'on va proposer à nos enfants, c'est de travailler plus pour arriver à la retraite, complètement cassés», redoute-t-il. Patrick Quéré n'en ira pas moins voter en 2017, mais veut garder son choix secret.

Celui qui confie une passion pour le bois, qu'il passe des heures à peaufiner en petits objets usuels et colorés, manches de rasoirs ou corps de stylos à bille, insiste également sur le douloureux souvenir des longs mois de 2014, qui ont failli aboutir à la liquidation de l'abattoir de Josselin, avant qu'il ne soit repris par Intermarché. «Cela a été très dur, et je pense toujours à mes collègues qui ont été licenciés. Combien ont retrouvé du travail ? Je n'en sais rien. On a été traités comme des bestiaux», conclut-il, en évoquant les audiences couperets des prud'hommes.

20 mars 1968  Naissance à Loudéac (Côtes-d’Armor). 2006 Embauche à l’abattoir Gad de Josselin (Morbihan).

1er juin 2011 Naissance de son fils, Erwan.

Octobre 2014 Reprise de l’abattoir Gad par Intermarché.