Dans le monde de gros sous qu'est le marketing sportif, la nouvelle, en janvier, a eu l'effet d'une bombe. Ce mois-là, Hisense, fabricant chinois d'électroménager encore largement inconnu en France mais numéro 1 en Chine depuis treize ans, annonce à la surprise générale qu'il devient le 10e sponsor international officiel de l'Euro 2016, à côté de Coca-Cola, McDonald's, Carlsberg, Adidas, Orange ou encore Turkish Airlines.
A la faveur de l’Euro 2016, les fabricants chinois de téléviseurs comme Hisense font leur grand come-back cette année sur le Vieux Continent, après une première tentative à la fin des années 90. Les moyens déployés cette fois-ci ont toutefois changé de nature et de dimension. Hisense, groupe de 69 000 employés et quatrième producteur mondial de télés (en parts de marché) derrière Samsung, LG et TCL, aurait dépensé entre 40 et 60 millions d’euros pour obtenir huit minutes de visibilité pendant chaque match, ainsi qu’une présence dans les fan-zones et aux abords des stades. Le prix pour doper les ventes tricolores a payé : elles auraient été multipliées par quatre depuis le début de la compétition, se réjouit-on chez Hisense France.
A plus de 10 000 kilomètres des stades français, à Mianyang, une grosse ville de la province du Sichuan, dans le sud-ouest de la Chine, le groupe Changhong rêve lui aussi d'un destin à la Hisense. Ce constructeur d'électroménager grand public dont le nom en mandarin signifie «le long arc-en-ciel» est surtout connu en Chine pour avoir démocratisé le petit écran : en 1972, moins de vingt ans après sa fondation, cet ancien fabricant de radars pour les avions de l'armée chinoise mettait déjà sur le marché intérieur la toute première télévision en couleur. Aujourd'hui, ce groupe de 135 000 salariés vend toujours 8 millions de télévisions par an en Chine, mais c'est bien en Europe qu'il entend placer ses pions. «C'est le deuxième marché pour Changhong, nous y mettons donc toutes nos ressources, nous y recrutons des ingénieurs», explique le vice-directeur général, Huang Dawen, à la veille de son départ pour l'Italie, pays où il se rend «au moins une fois par mois» pour prospecter. «L'Europe est une zone géographique très importante pour nous. En termes de taille, ce marché, avec 35 millions de téléviseurs vendus par an, est à peu prêt égal au marché chinois et ses 45 millions d'unités», dit-il.
Guerre des prix
Les ambitions de Changhong en Europe sont symptomatiques d’une Chine qui monte en gamme et qui se déploie sur le continent. En 2015, selon les chiffres du cabinet Rhodium, les entreprises chinoises ont investi 20 milliards d’euros dans le Vieux Continent, 44 % de plus que l’année précédente. Et les constructeurs chinois d’électroménager y sont pour beaucoup : depuis début 2014, selon Reuters, ces derniers ont dépensé plus de 31 milliards de dollars (soit 28 milliards d’euros) dans des acquisitions à l’étranger, presque six fois plus par rapport au montant enregistré entre 2010 et 2013. En mars 2016, Midea, le numéro 1 chinois du blanc (frigos, machines à laver, etc.) reprenait par exemple les activités électroménagères du japonais Toshiba. Et ce même mois, Hisense investissait de son côté 27 millions d’euros supplémentaires dans son usine au Mexique, acquise en 2015 auprès d’une autre multinationale nippone, Sharp. Sur le créneau de la télévision LCD, les deux japonais ont déjà jeté l’éponge, épuisés par une intense guerre des prix qui a profité aux coréens Samsung et LG, mais les chinois sont à présent en piste.
Pour se développer sur le marché européen de l'écran plat, Changhong, lui, n'a pas racheté de concurrent. La société, cotée à 70 % à la Bourse de Shanghai mais détenue encore à 30 % par le gouvernement du Sichuan, a préféré lancer une marque toute nouvelle, baptisée CHiQ. Déjà disponible en Chine depuis plusieurs années, celle-ci est arrivée en France en mai avec un premier produit, le CHiQ UHD D6000, un téléviseur ultra-haute définition vendu 499 euros chez Auchan et prochainement chez d'autres distributeurs. Cette année, 10 000 à 15 000 écrans de ce type doivent sortir de l'usine dont Changhong dispose en République tchèque depuis 2005. Celle-ci, avec ses quatre lignes d'assemblage, a pourtant une capacité de 2 millions d'unités par an. «On a une arme fabuleuse, c'est la force industrielle de Changhong» , se réjouit Yann Pénot, un ancien de Hitachi et de Daewoo que le groupe chinois a débauché en 2011 pour piloter son développement en Europe. «Mais en même temps, il ne faut pas arriver en montrant ses muscles. On s'appelle Changhong, pas Samsung, reconnaît-il, lucide. Pour l'instant, on ne peut pas éviter le côté bas de gamme. Face à nous, on a des majors comme la Fnac ou Darty, qui à ce stade nous "regardent". Ils n'acceptent pas de nous positionner autrement que comme des marques "challenger".»
Gagner en maturité
Changhong arrive de surcroît sur un marché «récessif» : seuls 5 millions de téléviseurs ont été vendus en France en 2015, contre près de 9 millions lors du pic de 2011, rappelle Yann Pénot.«Pour avoir un ordre d'idées, c'est à peu près ce que nous avions quand la télévision à tube cathodique était à son apogée dans un marché saturé», se désole-t-il. Or l'Euro 2016, suivi par les JO de Rio en août, ne devrait apporter qu'une embellie passagère, avec 400 000 ventes de téléviseurs attendues en France pendant le championnat, selon l'institut GfK. Mais peu importe : pour Changhong, ce tour de chauffe européen est une étape de plus dans sa stratégie d'internationalisation. Un moyen aussi pour gagner en maturité, tester sa résistance sur ce marché et reprendre du galon, après s'être fait distancer à domicile, face à des dizaines de concurrents. «Maintenant, tout le monde peut devenir constructeur d'électroménager, il suffit d'assembler les composants ! Pour survivre, il faut que nous vendions un service autour de nos télévisions», plaide Wang Yuecun, un ancien officiel du ministère du Commerce que Pékin a parachuté à Mianyang, où il est ensuite devenu directeur de la stratégie internationale pour Changhong.
Hisense, TCL, Skyworth, Konka… Toutes ces marques d'électronique sont archiprésentes dans les grandes surfaces chinoises. Récemment, de nouveaux entrants comme Xiaomi, un fabricant chinois de smartphones, mais aussi LeTV, une plateforme de vidéos à la demande qui compte parmi les grands noms du high-tech chinois, ont également fait des vagues en lançant chacun des télévisions «intelligentes» de dernière génération. «Ils sont en train de nous piquer des parts de marché, s'énerve Huang Dawen, le vice-directeur général, à Mianyang. C'est pour cela qu'il faut impérativement que nous vendions nos télés à l'étranger.» La société, qui s'est implantée dans un foyer sur trois en Chine, réalise actuellement 25 % de son chiffre d'affaires à l'international. L'objectif est d'augmenter cette part à 50 % d'ici à 2020.
«Madame Afrique»
A ce stade, cependant, la société est encore très chinoise dans son management, comme sur ses lignes de production. A Mianyang, son fief depuis 1958, Changhong opère une dizaine d'usines. «Une vraie cité de l'électroménager», plaisante Manolita Chen, une Chinoise de 48 ans parfaitement francophone qui est aussi la «madame Afrique» du groupe. Elle suit les marchés algérien, sud-africain et égyptien pour Changhong : son employeur est présent depuis onze ans en Afrique et y réalise désormais 5 à 6 % de son chiffre d'affaires. Aujourd'hui, la guide, c'est elle : Manolita Chen distribue les blouses blanches de protection et nous voilà plongés dans le ventre du dragon. Les ouvriers, surtout des femmes, sont alignés à perte de vue. Chacun n'exécute qu'une seule tâche. Les écrans plats, posés à l'envers sur des mousses, défilent devant eux comme des sushis sur le tapis roulant d'un restaurant japonais. Une à une, les vis sont serrées, les composants apposés. Ni le bruit constant ni la chaleur moite du Sichuan à cette période de l'année ne semblent déranger ces petites mains expertes qui s'activent sans arrêt pour redonner une nouvelle jeunesse au «long arc-en-ciel».