Depuis des années, il rêvait de lancer un grand quotidien populaire italien sur le modèle du britannique The Sun ou de l'américain New York Post. Urbano Cairo s'est finalement emparé du plus prestigieux des journaux italiens, Il Corriere della Sera, qui vend quelque 375 000 exemplaires chaque jour.
Celui que l'on surnomme «le petit Berlusconi», en raison de ses liens passés avec le patron de la Fininvest, a raflé la mise la semaine dernière après une offre publique d'achat réussie sur RCS MediaGroup, qui contrôle aussi la Gazzetta dello Sport. Appuyé par la banque Intesa Sanpaolo, Urbano Cairo, qui ne détenait au début des hostilités que 4,6% de RCS, a finalement cueilli 48,8% des actions. Alors qu'elle contrôlait plus de 22% du capital, la coalition adverse (regroupant notamment le financier Andrea Bonomi, le groupe Tod's, Pirelli et la banque d'affaires Mediobanca) a reconnu sa défaite face au publicitaire devenu en vingt ans l'un des principaux patrons de presse (le dernier, disent certains) de la péninsule : «Nous lui souhaitons bonne chance pour l'avenir.»
«Assainir les bilans à la hache»
Au siège du Corriere, la nouvelle a été plutôt bien accueillie. «Nous attendons de le rencontrer pour avoir davantage de détails sur ses projets, mais au moins la situation de l'actionnariat est clarifiée», considère Monica Ricci Sargentini, membre du comité de rédaction. En coulisses, d'autres journalistes sont plus directs : «Cairo a la réputation d'assainir les bilans à la hache, mais il ne peut pas être pire que les précédents actionnaires qui nous ont envoyés dans le mur. Et lui, au moins, c'est un patron de presse. C'est une première pour le Corriere della Sera.»
Depuis les années 70, le conseil d'administration de «la Vecchia Signora» («la vieille dame», surnom du journal né en 1876) était en effet devenu une sorte de club influent et prestigieux où les grands groupes économiques du pays ou les capitaines d'industrie en quête de pouvoir se réunissaient autour de la dynastie des Agnelli, propriétaire de Fiat et de La Stampa, l'autre grand quotidien du nord du pays. Au cours des dernières années, l'hypothèse d'une fusion entre les deux journaux aurait d'ailleurs été dans les cartons des héritiers de Fiat. Mais les autres actionnaires du Corriere s'y seraient opposés. Toujours est-il qu'au début 2016, FCA (Fiat-Chrysler Automobile) a annoncé son retrait de RCS MediaGroup, dont il détenait 16,7% des parts, pour aller se marier avec le quotidien La Repubblica de Carlo de Benedetti. «Le départ de Fiat a été brutal et incorrect, grince-t-on à Milan. La famille Agnelli nous a lâchés pour aller se mettre en couple avec notre principal concurrent.»
«En première ligne» pour «chaque euro» dépensé
Pour Urbano Cairo, le départ de FCA est une opportunité inespérée. Alors que RCS MediaGroup est en difficulté financière (avec près de 500 millions de dettes et 176 millions de pertes en 2015), les autres actionnaires rechignent à remettre la main à la poche. RCS n'a plus vraiment de patron. Personne n'ose sortir du peloton. Début avril, Urbano Cairo lance l'offensive à travers une offre publique d'échange et remporte la bataille trois mois plus tard. En guise de discours d'intronisation, il a averti : «Si une entreprise perd 1,3 milliard d'euros en cinq ans, cela veut dire qu'il y a un problème de gestion à régler.» Dans les studios de télévision de LA7, chaîne qu'Umberto Cairo a rachetée en 2013 à Telecom Italia, on ironise déjà sur «les collègues du Corriere della Sera habitués aux privilèges et qui vont devoir apprendre à vider eux-mêmes leurs poubelles». Les économies, même de bouts de chandelle, constituent le mantra de l'entrepreneur Cairo : «Je serai en première ligne. Je veux avoir tous les pouvoirs pour comprendre, pour chaque euro de dépense, les raisons et les modalités.»
Toujours cordial et souriant, en costume sombre impeccable, sur le modèle Berlusconi qu'il a observé de près depuis l'âge de 24 ans, Urbano Cairo n'hésite pas à traquer dans le moindre détail et avec fermeté la plus petite dépense inutile : «Bonjour. Je suis Urbano Cairo. Si vous voulez continuer à nous approvisionner en sandwichs et pizzas, vous devez baisser vos prix.» Des compagnies de taxis aux entreprises de nettoyage, presque tous les fournisseurs du groupe Cairo Communication ont un jour reçu un appel de l'homme d'affaires qui, s'il n'obtient pas satisfaction immédiatement, retarde les paiements de la facture jusqu'à obtention de la ristourne escomptée. Mais c'est par un autre coup de téléphone qu'Urbano Cairo, 59 ans, a commencé son ascension.
Jeune diplômé de la prestigieuse université Bocconi de Milan, il tombe en 1981 sur une interview de Silvio Berlusconi dans laquelle le tout nouveau fondateur de Canale 5, et déjà entrepreneur en bâtiment à succès, invite «les jeunes qui ont de bonnes idées à l'appeler». Urbano Cairo saute sur son téléphone et intime à la secrétaire du Cavaliere de lui fixer un rendez-vous : «Si vous ne me le passez pas, je vous préviens que vous allez lui causer du tort.» Quelques jours plus tard, il est embauché comme assistant personnel de Silvio Berlusconi. «Au bout d'un an, il a été écarté. Trop ambitieux, sans scrupules, pas fiable, révèle un ancien collaborateur du magnat de la communication. Cairo sera muté à Publitalia, la régie publicitaire du groupe. C'est un homme intelligent et il y a fait du bon boulot. Mais il traitait ses subordonnés avec mépris. Il vendrait père et mère par ambition.» «J'étais jeune. J'avais beaucoup de responsabilités. J'étais exigeant. Je devais obtenir des résultats», dira plus tard l'intéressé, commentant son surnom de «requin». Urbano Cairo va être l'un des dirigeants les plus en vue du groupe Berlusconi pendant près de quinze ans. Publitalia est la pompe à finances de la Fininvest.
«Les journaux papier ne mourront pas»
En 1995, il quitte l'empire avec quelques millions d'euros d'indemnités de départ et un carnet d'adresses bien rempli. Pour la presse italienne, l'éloignement de Cairo du groupe de communication aurait été consécutif à sa décision de collaborer avec la justice dans le cadre des opérations «Mains propres», alors que les fidèles de Silvio Berlusconi niaient l'existence de tout faux en bilan. Le Cavaliere est condamné à 19 mois avec sursis en première instance, peine prescrite en 1999. Entre-temps, Urbano Cairo a commencé à construire un groupe publicitaire inspiré de son ancien mentor. Il rachète l'éditeur Giorgio Mondadori et lance une série de magazines populaires à bas prix (certains à 50 centimes d'euro) pour être aujourd'hui, avec des revues comme Dipiù, Diva &Donna ou Bell'Italia, le premier vendeur d'hebdomadaires populaires d'Italie, devant Berlusconi. «Je lui fais de la concurrence», aime rappeler Urbano Cairo. Sur les traces du Cavaliere, il rachète en 2013 la petite (3% d'audience) mais influente chaîne de télévision LA7, qui perdait 100 millions d'euros par an et qui, au bout de huit mois, retrouve l'équilibre, sans suppressions d'emplois mais avec des réductions de budget drastiques. Egalement propriétaire du club de football du Torino, il est l'un des rares présidents à gagner de l'argent dans le Calcio, l'équivalent italien de la Ligue 1.
Reste désormais à savoir quelle sera la cure infligée et la direction donnée au Corriere della Sera et à La Gazzetta dello sport qui, avec plus de 4 millions de lecteurs, est la vache à lait du groupe. «Nous avons déjà fait d'énormes efforts de restructuration, précise Monica Ricci Sargentini. Beaucoup de journalistes du Corriere sont partis en préretraite. Les comptes du journal sont positifs.» Ce sont en effet les acquisitions inconsidérées des actionnaires précédents - notamment, en 2007, l'espagnol Recoletos (éditeur du quotidien El Mundo) pour 900 millions d'euros - qui ont plombé les comptes du groupe et contraint à la vente récente de Rizzoli, la branche édition, à Mondadori (famille Berlusconi) et du siège historique du Corriere, via Solferino à Milan.
Avec Urbano Cairo, le Corriere retrouvera-t-il son prestige, lui qui était autrefois une sorte d'institution, avec des signatures aussi renommées que Dino Buzzati, ou Eugenio Montale ? «Cairo est convaincu que les journaux papier ne mourront pas, témoigne le directeur de LA7, Enrico Mentana, qui assure que Cairo n'intervient pas dans la ligne éditoriale : «Il ne s'occupe que de la qualité des programmes et des recettes publicitaires. Il se désintéresse des aspects politiques.» De son côté, l'intéressé assure ne pas prendre Internet en considération : «Il n'y a pas de modèle de business.» Et d'ajouter : «Ce n'est pas vrai que l'on ne peut pas faire d'argent avec des journaux. Moi, j'en gagne.»