Lunettes de soleil, peau dorée et large sourire, Anne Dubndidu donnerait presque envie de se mettre au jogging. Sur son compte Instagram, la jeune blogueuse partage ses virées sportives, entre deux photos de salades de fruits et de vastes étendues d'eau turquoise. Elle est ce qu'on appelle dans le jargon une «fit girl». Comprendre, une fille qui se dépense beaucoup plus que le commun des mortels, et mange sainement. 74 500 personnes suivent son quotidien rien que sur Instagram.
Partager pour se motiver
Pour Anne, tout a commencé un peu par hasard, y compris son addiction au running. Il y a quatre ans, celle qui «détestait le sport» part en vacances avec son petit ami. «On était en vacances, et un jour, il a insisté pour que je vienne courir avec lui. J'avais 20 ans, et je n'ai pas tenu dix minutes, se souvient-elle. Je me suis dit que ce n'était vraiment pas normal, ça m'a vraiment fait comme un électrochoc.» De retour chez elle, la native d'Alsace qui a grandi dans le sud de la France décide de se «prendre en main».
Ce n'est que douze mois plus tard qu'Anne ouvre son compte Instagram. Si au départ, elle n'envisage d'y poster que les clichés de son année de césure aux Etats-Unis, elle se laisse vite gagner par la tendance des «fit girls» qu'elle-même suit assidûment, et commence à partager ses semi-marathons ou séances de renforcement musculaire. Selon elle, ces photos seraient avant tout «de véritables éléments de motivation», pour elle comme pour ses abonnées, à très grande majorité féminines. Certaines la remercieraient régulièrement d'être «une source d'inspiration au quotidien», raconte la jeune femme d'une voix douce, l'air presque gênée d'autant de reconnaissance. Il faut dire qu'Anne est une fervente adepte du partage, plus que de l'autopromotion. Alors qu'elle adore créer des hashtags grâce auxquels ses fans se rejoignent pour courir ensemble, elle admet ne pas être «très inspirée» par les selfies «pré» ou «post» entraînement.
«Une fixette sur mon poids»
Ces portraits sont pourtant devenus la marque de fabrique de beaucoup de fit girls, qui érigent le «strong» en nouveau «skinny» («très mince»). Le plus souvent, elles s'y immortalisent en brassière de sport et leggings floqués, ou en bikini échancré. La pose, elle, est étudiée : les muscles sont saillants, les abdominaux contractés, le fessier bombé savamment mis en valeur. Des silhouettes qui laissent rêveuses bon nombre de femmes… Adolescentes et mères de famille aiment, commentent et s'extasient devant les images, qu'elles consomment de manière quasi compulsive.
Horia, une youtubeuse française qui compte plus d'un million d'abonnés, a été l'une d'entre elles. En avril 2015, elle poste une vidéo sur le sujet. On l'y voit assise sur son lit, cheveux parfaitement lisses et rouge à lèvres rouge, raconter sans tabou comment, elle aussi, est devenue addict aux posts des fit girls. Pour cette jeune adolescente à peine majeure à l'époque, la passion s'est très vite muée en une véritable obsession, devenue incontrôlable. «Pendant une semaine, explique-t-elle à ses abonnés, je n'ai pas pu poster de vidéos parce que je supportais plus ma gueule. On a tous des moments comme ça, mais là, c'était plus important : j'ai fait une fixette sur mon poids.» Elle, qui a «toujours été mince, voire maigre», raconte qu'elle avait pris du poids ces dernières années. Jusqu'à présent, cela ne l'avait jamais vraiment dérangée : «J'étais bien dans ma tête, ça allait.» Mais «à force de voir des trucs sains, des comptes de motivation Twitter, des photos sur Instagram de meufs en maillot de bain [qui] ont des abdos on dirait des échelles, des boobs énormes et des cuisses toutes fines», Horia a pourtant fini par se «dégoûter dans le miroir», à «complexer de malade». Elle a perdu des kilos (mais ce n'était jamais assez), a commencé à compter ses calories, à ne plus vivre que pour «faire du sport». Pour elle, cette mauvaise passe n'aura heureusement duré que quelques jours.
Devant sa caméra, la youtubeuse apparaît parfois honteuse, comme coupable d'avoir cédé au culte du corps 2.0. Mais elle estime pour autant que la responsabilité est partagée, incriminant toutes ces pages où «graines», «légumes», «healthy» et corps musclés la faisaient chaque jour culpabiliser. «C'est hyper bien de vouloir manger sain […] de vouloir faire du sport, j'adore ça. Mais il y a un moment où il faudrait arrêter de faire croire à des gens qui n'ont pas de poids à perdre qu'ils ont du poids à perdre». «Je ne sais pas comment on en est arrivés là», déplore-t-elle.
Microblogging et troubles alimentaires
Comme Horia, d'autres femmes pourraient bien faire les frais de la tendance «healthy». Il y a trois mois, une étude a ainsi été publiée aux Etats-Unis sur les liens entre microblogging et troubles du comportement alimentaire (TCA) ou exercice physique compulsif. Neuf experts en médias, communication et santé se sont mobilisés pour étudier les cas de 262 jeunes, âgés de 18 à 27 ans (dont 76% de femmes). Tous étaient de fervents adeptes de plateformes comme Twitter, Facebook ou Instagram. Des réseaux sociaux qui seraient «associés à une plus forte probabilité de développer des TCA». «Les liens de causalité n'ont toujours pas été établis, lit-on dans le compte rendu, mais au vu des messages de "fitspiration" [des posts prônant le culte du corps fin, musclé, et la nourriture saine, ndlr] omniprésents sur la toile, et des idéaux de beauté inatteignables induits par notre culture, chercheurs, parents, éducateurs et praticiens devraient […] travailler à éduquer les jeunes gens sur les impacts éventuels de certains usages des médias sociaux.»
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Interrogée sur le sujet, Anne Dubndidu estime que ses posts à elles restent d'une «influence positive». «C'est juste du sport et de la nourriture saine», dit-elle, avant d'admettre que certaines fit girls tombent parfois dans l'excès. «Moi je ne veux pas aller sur ce terrain-là. Par exemple les protéines, je n'en prends pas, et je les déconseille, même.»
Pourtant, l'étude américaine assure que même avec les meilleures intentions possibles, sans faire mention de régime, de perte de poids, et sans culpabilisation volontaire, la nature même des réseaux sociaux pousserait leurs utilisateurs à atteindre des «degrés extrêmes». Les spécialistes ont conclu que le simple fait d'exposer des silhouettes fines et toniques, objectif «potentiellement inatteignable pour la "femme moyenne"», pourrait être à l'origine d'humeurs négatives, d'insatisfaction vis-à-vis de son corps, et de baisse de l'estime de soi. Des sentiments qui amèneraient parfois à développer des troubles comme l'anorexie ou la boulimie, qui touchent déjà plus de trente millions de personnes dans le monde.
A noter que les hommes ne seraient pas non plus en reste. Si les «fit girls» restent majoritaires, leurs homologues masculins, logiquement baptisés «fit boys», commencent eux aussi à se faire une place sur Instagram. Bien souvent, leurs corps musclés sont également sexualisés à l'extrême, comme en témoignent les multiples comptes spécialisés dans les «fit and hot boys»…