Certains le sont au long. Eric Paoli, lui, est capitaine au «petit cours». Calé dans la cabine de son navire, il assure la liaison entre le quai du port, devant la mairie de Marseille, et la place aux Huiles, en face, sur le quai de Rive-Neuve. La plus petite traversée au monde certifient, avec ce qu'il faut de forfanterie, les Marseillais : 283 mètres parcourus en deux minutes trente à quatre nœuds. Tarif : 50 centimes quand ce fut longtemps gratuit.
A raison de 40 allers-retours dans la journée, Eric est l’un des trois patrons du brave ferry-boat de Marseille. A 56 ans, l’homme porte beau. Polo blanc, siglé de la Régie des transports de Marseille (RTM) qui exploite désormais cette micro-ligne maritime, bermuda marine, chaussures bateau, il accueille, d’un petit signe de la tête, estivants cramoisis, parents lestés d’une poussette, mamies à chariots de commissions, salariés pressés. Tous ceux qui préfèrent le petit rafiot et sa course lilliputienne, à dix minutes de marche en plein soleil pour faire le tour du port.
Ce jour-là, Eric pilote le César. Identique au navire passé à la postérité grâce à la trilogie de Pagnol et au film Marius en 1931. Le seul qu'on peut appeler le «ferry boâte», sans avoir l'air ridicule ou, pire, parisien. Un bateau plat de 13 mètres de long, d'une trentaine de tonnes né, à quelques milles de là, dans les chantiers navals de la Seyne-sur-Mer (Var). Ce modèle date de 1952. Huit ans avant la naissance, à Marseille, d'Eric Paoli. Lequel, yeux gris, couleur mer des mauvais jours, planqués derrière des lunettes de soleil, répond toujours avec obligeance à qui passe la tête dans sa cabine. «C'est quoi comme moteur ?» interroge un vieux monsieur à casquette de loup de mer. «Du 48 chevaux», répond le capitaine. Il détaille, rodé comme une plaquette touristique : «Le César est amphidrome, ça veut dire qu'il a deux avants. Il a une double transmission et deux hélices.» En clair, le fier esquif ne fait pas demi-tour une fois un quai atteint. Dans le poste de pilotage : une barre en bois, brillante à force de patine, un manche pour inverser le moteur et deux fauteuils. L'un pour l'aller, l'autre pour le retour. Toutes les deux minutes trente, Eric change de côté.
Répétitif, oui, ça l'est. Mais au moins, il navigue. Fils d'un aviculteur de Mazargues, quartier planté au ras des collines au sud de la ville, son cœur palpite depuis toujours entre la Corse et Marseille. Il ne pouvait échapper à l'appel de la Méditerranée. Comme beaucoup de familles populaires de Mazargues, les Paoli descendent chaque été à la calanque. Au cabanon, à Sormiou. «Dans les années 60, j'y étais tout le temps. J'y ai rencontré Albert Falco. C'est lui qui m'a donné le goût de la mer. Tout minot.» De «Bébert», compagnon d'aventures du commandant Cousteau, capitaine de la Calypso, décédé en 2012, Eric parle avec l'amour d'un enfant qui a perdu son mentor : «Un père, un ami, un professeur.» Celui qui lui a offert les sensations éternelles de sa première plongée en bouteille, à 7 ans et demi. Comme lui-même s'emploie aujourd'hui «à donner le virus de la mer» à ses deux grands fils et aux enfants de sa seconde épouse. Albert Falco, l'illustre plongeur, rêvait de voir la Calypso devenir un musée flottant à Marseille : «Il voulait que j'en sois le capitaine.» L'affaire s'est échouée. Eric Paoli soupire. Et il change de côté.
Le marin empoigne un compteur vert. Clic, à chaque passager, 43 maxi par traversée. Son arrivée à la barre du ferry-boat ? Par hasard et par défaut. A 23 ans, le jeune Paoli entre aux Services auxiliaires de l'armement (Servaux). Il y décroche un brevet de capitaine de navire de 42 mètres. A la suite d'un accident, la marine veut le radier. «J'avais 31 ans, et je voulais monter en grade. Alors le ferry-boat, c'était une voie de garage. Du reste à quai.» Il y va néanmoins. Par défi contre les représentants des affaires maritimes d'alors, parce qu'il faut bien croûter, aussi. Aujourd'hui, il a un peu la mer amère. Point de roulis émétique, nulle vague titanesque sur le plan d'eau du port. Juste, parfois, un traître vent de travers qui fait se disperser les rêves.
Heureux, pourtant. Chaque matin, le capitaine descend en trottinette jusqu'au ponton où le bateau accoste pour la nuit. Eric lance un adage du cru : «Marseille est un village.» Et son ferry-boat est au cœur de tout. Il rit : «Pagnol, c'était un écrivain, bien sûr. Mais pour ses histoires, il est venu ici, il s'est assis et il a bien écouté !» Pesant, de bosser dans une carte postale ? «C'est plutôt sympa. On essaye de travailler en riant. On est dans une forme d'héritage, ce bateau incarne tellement Marseille. C'est important de garder cette tradition», rétorque le patron qui a soumis aux élus l'idée de faire renaître une des autres lignes de ferry-boat (Marseille en comptait trois à la fin du XIXe).
Une navette du Frioul bondée rentre au port. Eric Paoli la regarde passer. Sur le quai, deux Anglaises sont en plein selfie devant son auguste barcasse. Depuis le poste de pilotage, le marin ausculte la fréquentation touristique : «Avant, on faisait 400 personnes par jour. Maintenant, en plein été, on atteint parfois les 1 500.» Souvent, le bac charrie du beau monde. Des tournages, des films, des séries, des stars. Daniel Auteuil, qui se prenait toujours la poutre à l'entrée de la cabine, Bohringer, Arditi, Berry… Le XV néo-zélandais au grand complet lors de la Coupe du monde 2007. Les Blacks, si costauds, venaient d'étriller l'Italie 76-14 au Vélodrome : «Au niveau de la ligne de flottaison, j'avoue, on était limite !» Le pilote se marre. Et change de côté.
Le César teuf-teuf, vibre de partout et laisse derrière lui un léger effluve de fioul. Dans quelques jours, le bateau électro-solaire, actuellement à l'entretien, prendra le relais. Le vieux ne sort plus que pour seconder son rejeton mis en service en 2010. Il y a eu sale temps, alors, avec la mairie. Raisons de sécurité plaident les marins, mauvaise volonté du personnel se plaint la municipalité. Le ferry-boat ne faisait plus que de rares apparitions. On a cru au naufrage. En 2015, la mairie refile le bébé à la Métropole, tandis que la RTM assure l'exploitation. «On s'est débarrassé de nous comme des malpropres. On l'a mal vécu», s'agace Paoli. Il émarge à 2 250 euros par mois. «On gagne pas des salaires de directeurs mais on nous en demande toujours plus !»
Il change de côté, peste un peu. Pas longtemps. L'après-midi tire sur sa fin. Demain, c'est repos. Ces jours-là, le programme du capitaine varie peu : «Je file à Sormiou. Je prends mon bateau qu'est tout vieux, tout pourri, qu'a plus de fond, plus d'avant. Et je vais me jeter au milieu de la mer.»
29 mai 1960 Naissance à Marseille.
1967 Première plongée en bouteille, avec «Bébert» Falco.
1983 Entre aux Services auxiliaires de l'armement.
22 décembre 1991 Devient capitaine du ferry-boat.