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Libération
Transportez-moi (7/7)

David Poisson, quand est-ce qu’on Manche ?

Ce commandant de ferry assure désormais la liaison entre Calais et Douvres après avoir navigué sur toutes les mers du monde.
Le commandant David Poisson, à Calais, le 11 juillet. (Photo Aimée Thirion)
publié le 14 août 2016 à 17h11

Se poster au bout de la jetée du port de Calais. Admirer la légèreté du ferry mastodonte, qui fend la vague avec précision, entre les deux phares, pour devenir ensuite un jouet au loin, direction Douvres. Et se dire que, tout là-haut, à 36 mètres au-dessus de l'eau, derrière les vitres fumées de la passerelle, il y a des hommes à la manœuvre. David Poisson est l'un d'eux, commandant du Côte des dunes, pour la compagnie maritime DFDS. «C'est du beau linge», apprécie Jacques Brouyer, un officier qui a travaillé avec lui à SeaFrance. «A DFDS, un des plus gros armateurs au monde, quand ils choisissent un commandant pour un bateau à plusieurs centaines de milliers d'euros, ils ne prennent pas un incompétent.» Il est du genre à garder son sang-froid quand il y a un incendie à bord, comme cela lui est arrivé. Les passagers ont été débarqués en douceur, sans même se rendre compte du danger.

Dix fois par jour, le ferry traverse le détroit, le deuxième le plus fréquenté au monde. David Poisson assure la moitié de la permanence, douze heures de veille. «C'est comme traverser une autoroute», sourit-il. La route de navigation va de la mer du Nord à l'Atlantique, et inversement, avec un rail descendant et un rail montant, que les navires suivent à la queue leu leu. Et les ferries s'amusent à franchir le barrage, dans les interstices. Vont et viennent entre les falaises abruptes anglaises, et la baie dominée par le cap du Blanc Nez, côté français. Toujours le même paysage. Toucher terre et ne pas avoir droit de débarquer : rythme de marin, sept jours en mer, sept jours chez soi. Lassant ? Même pas. «On transporte des trucs improbables», explique-t-il, regard clair, autorité tranquille. «Des cirques avec girafes et éléphants, la caravane du tour de France…» Souvent des réfugiés, cachés sous les essieux des camions, qui sortent pendant la traversée. Il les remet aux autorités anglaises, mais «trouve cela d'une immense tristesse». Avec le port de plus en plus sécurisé, les migrants tentent tout et n'importe quoi. «La dernière fois, la capitainerie m'a signalé des nageurs et demandé d'aller à vitesse très réduite. J'étais déjà parti, impossible de reculer. C'était très dur. On n'a pas envie de tuer quelqu'un.»

Le jour où il a passé sa licence de commandant, il a eu droit à des conditions météo exécrables, un vent à 45 nœuds (environ 90 km / h) de nord-est. Il en a bavé des ronds de chapeau et s'en rappelle aujourd'hui comme son meilleur souvenir, la fierté de passer un cap dans sa carrière. Tant pis pour les trois kilos perdus la première semaine. La responsabilité de transporter des hommes, jusqu'à 1 900 passagers embarqués, est lourde mais bien payée, entre 5 000 et 7 000 euros brut par mois. Tout de suite, il rassure : «Au moindre danger, on ne part pas. Les passagers vous confient leur sécurité, comme lorsqu'ils montent dans un avion.» David Poisson a fait le tour du monde, «un paquet de fois», souligne-t-il, et il en est revenu. C'était avec la marine marchande, sur des pétroliers, des chimiquiers, des pinardiers… Hé oui, le vin aussi. Il transportait un mauvais mélange de piquettes européennes. «On chargeait les citernes à déborder, pour éliminer l'air et éviter l'oxydation du vin. Mais il fallait rincer tout de suite, sinon ça vous mettait le pont à nu, un super détergent. On n'en buvait pas.»

La bonne bouffe à bord est une tradition : si le rata est épouvantable, l'embarquement s'annonce plombé. Il a sillonné le Pacifique, l'Atlantique, adoré Curaçao, île des Caraïbes où le chenal d'accès traverse la ville bigarrée. Mais il a laissé tomber le long cours. «Un boulot de célibataire, lâche-t-il, où vous disparaissez de la circulation pendant trois mois, pendant que les autres gèrent tout à terre.» Lui, il voulait fonder une famille. Le transmanche, c'était le bon plan, avec des absences moins longues. Surtout à SeaFrance, la compagnie française, aujourd'hui coulée, où il a travaillé de 2002 jusqu'à la fin, en janvier 2012. Deux jours en mer, quatre jours à terre. Le top du top du rythme de navigation, qui a contribué à creuser le déficit. Il a connu le dépôt de bilan, cette tristesse qui vous saisit. «Un beau gâchis», résume-t-il. C'est comme le Brexit, qui le surprend : «Les Anglais ne produisent pratiquement plus rien, ils importent 90 % de leurs marchandises.» Bonjour les frais de douane, peut-être le retour du duty-free, qui a fait la richesse des ferries ? «Personne ne sait exactement ce qui va se passer», soupire-t-il.

Rien ne le destinait à la navigation : il vivait à Paris, avec un père attaché de presse chez Renault et une mère secrétaire médicale. Il y avait bien, pendant les vacances en Normandie, la région d'origine, les stages de voile, mais sans enthousiasme particulier. Il se raconte, lycéen désœuvré, à la veille d'un bac Eco qui ne l'enchantait guère, en train de feuilleter un dossier de la revue l'Etudiant, que faire avec ou sans son bac. David Poisson avait déjà repiqué deux fois, et n'était guère confiant. Un article causait de la marine marchande, du concours ouvert à tout le monde, diplômé ou pas. «Je me suis dit, c'est ce que je veux faire.» Pourquoi ? Il hésite. «Le voyage, peut-être, l'attrait de visiter le monde.» Le voilà 32e sur liste d'attente au concours de capitaine de seconde classe : «Râpé pour cette année», se dit-il. Il est repêché in extremis et envoyé à l'école à Nantes. Douceur des bords de la Loire et de l'Erdre, virées entre potes, la vie est à la cool. C'est d'ailleurs toujours là où il vit, avec sa femme, comptable, et ses deux enfants adoptés.

Il a 20 ans et part pour son premier embarquement sur un cargo chargé de bagnoles, un voiturier qui bat pavillon anglais. Il est le seul Français, engagé comme matelot. «Quand j'ai débarqué, mon père m'a demandé : "Est-ce que tu valides ton choix ?"» C'était oui, plutôt deux fois qu'une. Pourtant, le boulot était physique : enchaîner les voitures, entretenir la machinerie. «Dans la marine, on ne sort pas de l'école en se disant, c'est moi le chef. Il faut toucher à tous les métiers pour vraiment comprendre», raconte David Poisson. C'est à ce seul prix qu'un commandant gagne le respect de l'équipage.Pas de faux-semblants, ça ne tient pas. Et l'essentiel reste l'humain. La preuve par l'expérience : il y a un an, un cargo battant pavillon de Gibraltar a pris le rail à contresens. «On l'a vu, avec l'hélicoptère stationnaire au-dessus du pont, et le type qui continuait tout droit. En fait, il n'y avait personne à la passerelle», se souvient David Poisson. Faute professionnelle grave. Il ne s'étend pas sur le sujet, mais vante le marin français, plus cher, mais de qualité. «Il est en train de disparaître, par manque de volonté politique», regrette-t-il. Comme si tout le monde s'en foutait, du maritime. Il glisse : «La France, avec les DOM-TOM, c'est tout de même 18 000 kilomètres de côtes.»

5 août 1973 : Naissance à Caen. Août 1993 : Reçu à l'Ecole nationale supérieure maritime de Nantes. 2002 : Entre à SeaFrance. Printemps 2012 : Entre chez DFDS. Mars 2013 : décroche sa licence de commandant.