«Ah, voilà les stars de la télé !» Près de l'église Saint-Leu, sur le petit pont surplombant l'un des canaux traversant le quartier du même nom, David et Dominique rigolent joyeusement des railleries sans méchanceté des passants. Ce jeudi matin, on défile au «coin», comme ils appellent le lieu étroit où ils passent l'essentiel de leurs journées, pour saluer deux des protagonistes de la Rue des allocs. Le documentaire de M6, consacré à Saint-Leu, a été diffusé la veille et ici, personne ne semble l'avoir raté. Aux terrasses des cafés et dans les commerces, on ne parle que de l'émission. Beaucoup d'Amiénois ont été choqués par les scènes d'alcoolisme et de disputes, mais pas David et Dominique. «Ce que dit le reportage de moi est vrai, affirme le premier, une grande cannette de bière à la main et une deuxième entre les genoux, prête à être dégoupillée. J'ai dit quelques bêtises, mais c'est ma faute. Je serais incapable de boire dix bières par jour. T'imagines ? Ça ferait cinq litres à la fin de la journée. Je serais couché bien avant.» A ses côtés, Dominique, parfaitement sobre, défend aussi l'émission : «Ce n'est pas le fait de montrer la misère qui est honteux. C'est la misère qui est honteuse ! Des gens se plaignent que ça donne une mauvaise image du quartier, mais les journalistes ont fait leur boulot.»
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Arrive Arthur, 26 ans, assureur de profession, chemise à carreaux ajustée et foulard autour du cou. Ce natif d'Amiens, habitant depuis trois ans à Saint-Leu, où il possède plusieurs appartements, symbolise l'autre visage de ce quartier historiquement ouvrier, de plus en plus prisé par les catégories moyennes et supérieures à mesure qu'il est réhabilité. Il s'emporte contre «le tissu de merdes» de M6. «C'est scandaleux ! Saint-Leu change à toute vitesse, ils n'en ont rien montré. Et la façon dont ils ont filmé Philippe est affreuse.» Dans le documentaire, ce dernier, alcoolique, handicapé et manifestement fragile, apparaît la plupart du temps ivre, incapable de maîtriser son comportement. «C'est vrai, c'est limite…» concède David, lui-même dépeint sous un jour peu flatteur dans la Rue des allocs.
«Bon petit baratin»
Un peu plus loin, sur le seuil de sa maison, Franck, autre personnage du documentaire, s'agace lui aussi : «C'est abusé de faire des gros plans de Philippe en train de boire des bières. En plus, la production payait parfois à boire. Un jour, ils sont venus chez moi avec une bouteille de blanc.» Franck, tee-shirt AC/DC fatigué sur le dos, n'a rien à redire sur les passages le concernant mais estime avoir été «trahi» par le «bon petit baratin» du réalisateur. «Il est arrivé en disant qu'il allait faire une émission qui s'appellerait Quartier prioritaire pour parler des difficultés à Saint-Leu. Si j'avais su que ce serait finalement la Rue des allocs, je n'aurais pas dit oui.» Une bonne nouvelle, quand même : un ancien collègue qui l'a reconnu à la télé, délégué syndical dans une usine automobile de la région, est venu le voir ce matin pour lui dire qu'il allait essayer de le faire embaucher. «Mais il faut que je me soigne d'abord», soupire Franck, qui souffre d'une infection pulmonaire.
«Trop dociles»
A voir l'émission, Saint-Leu, classé en 2014 parmi les 1 300 «quartiers prioritaires» de France, semble être un ghetto de pauvres, aspirant tous les maux de la détresse sociale. La réalité est plus complexe. A deux pas de la cathédrale d'Amiens, le quartier n'est pas le plus défavorisé ni le plus enclavé de la ville. Selon une étude de l'Insee datant du mois d'avril, «les difficultés sociales sont [ici] moins présentes du fait d'un niveau de formation plus élevé et d'une activité professionnelle plus fréquente pour les plus de 25 ans». Entouré par deux pôles universitaires, Saint-Leu est conquis par les étudiants et les bobos qui apprécient le charme de ses canaux, ses lieux de vie et de fête - beaucoup d'habitants se plaignent d'ailleurs du tapage nocturne le week-end. Dans les ruelles, les touristes déambulent. Sur les affluents de la Somme, on fait du kayak. Au détour d'un pont, on tombe sur une belle maison de briques où s'est installé en décembre le journal Fakir, à l'origine du film Merci patron…
«Sur M6, je n'ai vu que la misère. La chaîne avait pour but de montrer des gens dans la dèche, elle a réussi… Oui, il y a de l'alcoolisme, des logements vétustes et des cas sociaux, mais beaucoup d'autres choses aussi», explique Philippe Kadecka, architecte installé ici depuis six ans. Michel, ouvrier dans une usine de nourriture pour chat, a 58 ans dont 52 passés ici : «Le documentaire représente bien les gens qui ont été filmés et qui ont été cassés par la vie. Ce sont des bons petits gars, mais ils sont dans un trou. Quand tu as plongé, c'est difficile de remonter.» Présidente de l'association les Jardins de Saint-Leu, qui cultive des fruits et légumes dans les espaces publics, Christelle Waquet a lancé une pétition appelant au boycott de l'émission : «M6 prend quatre ou cinq exemples dans trois rues et en fait une généralité, alors qu'il y a 2 500 habitants à Saint-Leu. On retrouve tous les clichés habituels sur les gens du Nord. C'est indécent. Notre problème est que nous sommes trop dociles. Nous nous laissons marcher dessus en nous disant que ce n'est pas grave et que ça va passer.» Elle souhaiterait «un droit de réponse collectif». Sans illusion.
Photos Aimée Thirion