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Libération
EDITORIAL

Inoffensif

Heidegger dénonçait «l’arraisonnement» du monde par la technique. Aurait-il consacré un chapitre à cet avatar horrifique de la technique moderne : «Pokémon Go» ?
Des jeunes à la recherche de Pokémon au pied de la tour Eiffel, mardi. (Photo Boris Allin. Hans Lucas pour «Libération»)
publié le 25 août 2016 à 20h11

Heidegger dénonçait en termes métaphysiques «l'arraisonnement» du monde par la technique, cet outil omniprésent qui devient le maître de celui qu'il est censé servir. Aurait-il consacré un chapitre à cet avatar horrifique de la technique moderne : Pokémon Go ? La question est plus sérieuse qu'elle n'en a l'air. Déjà, toutes sortes de petits Heidegger amateurs se gendarment du succès planétaire de l'application ludique fondée sur le principe de la «réalité augmentée», qui dessine le futur du monde numérique. Certaines angoisses tombent d'elles-mêmes. Le jeu enferme le joueur chez lui ? Pokémon l'oblige au contraire à sortir dans la rue. Le jeu remplace l'effort physique par la fébrilité immobile ? Pokémon suppose un déplacement permanent, la plupart du temps à pied. Le jeu isole les individus les uns des autres ? Pokémon, quoique virtuel, suscite des dizaines de milliers de rencontres tout à fait réelles. Le jeu provoque une addiction quasi pathologique ? Pokémon commence déjà à s'essouffler.

On crie au loup mais le loup est avant tout convivial et inoffensif. Il permet au passage de découvrir mieux la ville, dans ses recoins ignorés. Une seule interrogation, en fait, demeure. En enregistrant à son insu une foule de données sur les habitudes, les goûts et les déplacements du joueur, Pokémon alimente ce moloch numérique qu'on appelle le «Big Data» et qu'un préjugé tenace confond avec «Big Brother». Mais sur ce point, la question renvoie à un débat désormais classique sur la protection des données personnelles, qui dépasse très largement le monde des jeux virtuels. Les Etats démocratiques se sont saisis de l'affaire et commencent à produire quelques règles de bon sens qui éviteront au citoyen de se retrouver fiché par des multinationales. Le succès de Pokémon accélère ce mouvement : faut-il s'en plaindre ?