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Solidarité

A Montreuil, les artisans migrants renouent avec leur savoir-faire

Vietnamiens, Togolais et Soudanais viennent peindre, sculpter ou coudre à l'atelier de la Fabrique nomade. Pour ces migrants qui ont bien souvent laissé de côté leurs passions en arrivant en France, il ne s'agit pas seulement de retrouver un emploi, mais davantage l'estime de soi.
L'atelier de la Fabrique nomade, à Montreuil. (Photo La Fabrique nomade)
publié le 31 août 2016 à 14h24

Ethnologue de formation, Inès Mesmar passe depuis quelques mois le plus clair de son temps dans le grand atelier d'ICI Montreuil, en Seine-Saint-Denis. Le lieu accueille depuis mai, en plus d'artistes, entrepreneurs et start-up spécialisées dans le domaine de la création ou du design, son association, baptisée la Fabrique nomade. Son objectif : «Changer de regard sur les migrants», en les aidant à valoriser leurs «compétences artisanales acquises dans leur pays d'origine».

Un «combat» pour rester artisan 

Pour Inès Mesmar, qui a toujours exercé des métiers «très très loin de ça», tout a commencé par une discussion avec sa mère. Cette dernière lui raconte avoir été brodeuse en Tunisie pendant des années, avant d'émigrer en France avec son époux. Aussitôt, ressurgissent chez la fondatrice de la Fabrique nomade certains souvenirs, de ce pays où elle a beaucoup été petite. «J'ai eu la chance, se souvient-elle, de passer mes vacances d'été dans la Médina de Tunis. C'était dans les années 1980, 1990, au foisonnement de l'artisanat tunisois.» Sa discussion lui fait se remémorer, non sans nostalgie, l'ambiance si caractéristique du lieu, avec tous ces ébénistes et ferronniers se partageant la vedette. Elle décide d'y retourner quelques jours. «Je me questionnais alors pas mal sur mon avenir professionnel, raconte Inès Mesmar, et être dans ce lieu qui avait marqué mon enfance m'a donné envie de faire quelque chose autour des domaines de l'artisanat et de l'environnement. Ce n'était pas axé autour des migrants au départ». Elle précise que cette idée est venue plus tard, au fur et à mesure que la crise migratoire s'aggravait. Voyant ces réfugiés qui s'installaient à Paris parfois «en bas de chez [elle]», pour y survivre dans des conditions «inhumaines» faute de prise en charge et d'hébergement, l'ethnologue ne parvenait pas à rester «insensible».

C'est à ce moment qu'elle se dit que, comme sa mère, il doit sans doute y avoir parmi ces gens «d'autres personnes qui sont venues en France avec un vrai savoir-faire, mais ne trouvent pas de métier, ou en acceptent un qui n'a rien à voir avec leurs qualifications de départ». Inès Mesmar se plonge dans son projet tête baissée, et découvre la montagne de difficultés que les artisans migrants doivent surmonter. Barrière de la langue, paperasse, absence de réseau, difficultés à s'adapter aux techniques ou au marché local : pour faire de sa passion un gagne-pain, mieux vaut semble-t-il être bien accroché. «C'est un combat, souvent les gens se découragent, déplore la fondatrice de la Fabrique nomade. L'administration française est très compliquée, même quand on comprend la langue».

De l’effacement de soi à la reconnaissance

Comme si cela n'était pas suffisant, la fondatrice de la Fabrique nomade ajoute que pour la plupart, l'obstacle le plus important reste la tentation de ce qu'elle nomme «l'effacement de soi». «Quand ma mère est arrivée en France, elle avait fait deux ans en école de broderie, avait décroché un diplôme, et était déjà devenue couturière, confie la jeune femme à ce propos. Mais quand on migre, on perd ce qu'on est. Il y a cette idée qu'on doit repartir à zéro, faire autre chose, qu'il n'y a plus de place pour ce métier. Je crois que ma mère ne s'est même pas vraiment posé la question, c'était comme évident pour elle qu'elle n'allait plus avoir la même profession». Cette posture, Inès Mesmar l'a retrouvée chez d'autres migrants contactés dans le cadre de son association. Elle se souvient par exemple d'une brodeuse vietnamienne, dont les yeux s'illuminaient dès qu'elle parlait couture, fils et tissus, mais qui semblait n'avoir aucune envie de lâcher son poste de caissière pour autant.

Elle raconte que renouer avec l'artisanat peut pourtant devenir une manière de retrouver un peu de reconnaissance, et l'estime de soi. Lorsqu'elle évoque ce point, Inès Mesmar cite immédiatement l'exemple de Yasir, le premier des quatre migrants qu'elle a accueilli dans son atelier. Réfugié soudanais, l'homme a longtemps hésité à se laisser convaincre de reprendre son métier de potier. Il manquait de stabilité, changeant cinq fois de logement en seulement trois mois, et devait accepter «n'importe quel emploi», pour subvenir à ses besoins et ceux de sa femme, qui vit dans un autre centre d'hébergement que le sien. Inès Mesmar sentait pourtant en lui un immense potentiel. Avec une formation validée en poche, des expositions en Suisse et en Angleterre, et plus de 25 ans de poterie au compteur, tout semblait effectivement le destiner à une belle carrière dans ce domaine. Yasir aura finalement cédé de moitié. S'il garde son emploi précaire de jardinier (il doit le renouveler tous les mois), il vient aussi régulièrement à l'atelier y fabriquer quelques pièces, qu'il vend ensuite au travers de l'association.

Reprendre sa vie en main

Inès Mesmar lui fournit le lieu, le matériel. Lui la remercie, en lui racontant régulièrement comment «faire de la poterie l'aide à tenir». «Il me dit que ça lui fait du bien, que quand il est là, il oublie tout, la fatigue, les difficultés, se réjouit la fondatrice. On sent qu'il y a eu du changement en lui depuis mi-juillet, dans sa perception de la société, la manière dont il essaye de prendre sa vie en main.» Pour elle, ce résultat compte bien plus que le fait de trouver un emploi ou créer son entreprise. Si elle assure aider les migrants sur ces derniers points, avec des formations courtes, la Française insiste ainsi plus volontiers sur les valeurs que sous-tend son projet. Elle se dit par exemple ravie des rencontres organisées avec des artisans de l'Hexagone, ou des ateliers organisés par les migrants : de véritables «moments d'échange», «hyper valorisants», durant lesquels chacun transmet à l'autre son savoir-faire.

La Fabrique nomade, qui devrait être transformée d'ici quelque temps en coopérative d'artisans, semble en tout cas en avoir séduit plus d'un. Depuis un article paru dans la presse, sa fondatrice raconte avoir reçu «plein de mails» et de «sollicitations», venant notamment d'associations d'aide aux migrants. Elles lui soumettraient depuis de nouvelles candidatures, qu'Inès Mesmar se promet d'étudier au plus vite.