C'était le 2 novembre 2015. En dévoilant le C919, le premier avion assemblé par la Chine depuis l'échec du Y-10 dans les années 70, Pékin avait envoyé un avertissement au duopole Airbus-Boeing, que la deuxième économie mondiale espère, à terme, casser comme un morceau de sucre. Mais à ce moyen-courrier de 158 places, fruit d'au moins dix ans de travail et présenté ce jour-là au public lors d'une grande cérémonie à Shanghai, il manquait l'essentiel : le moteur. «Le C919, c'était plutôt du soft power. La Chine avait montré son cerveau, pas ses muscles», résume une source occidentale proche du dossier.
Mais fin août, c'est bien l'inverse qui s'est produit, lorsque le géant communiste a mis en marche l'Aero Engine Corporation of China (AECC). Les grands motoristes étrangers comme Safran n'ont pas été surpris. Ils constataient depuis des années la montée des Chinois dans le domaine «le plus savant» de l'aéronautique : la propulsion. L'annonce de ce saut a quand même fait des vagues au-delà du petit monde de l'industrie, à commencer par l'Elysée et jusque dans les ambassades à travers l'Asie.
Le Boeing 707 de Nixon
En inaugurant le 28 août l'AECC, spin-off d'une société publique préexistante qui n'avait pas fait ses preuves, la Chine a confirmé pour de bon son intention de rejoindre le club très sélect des géants technologiques capables de produire un moteur d'avion. C'est la pièce la plus onéreuse d'un appareil (les moteurs peuvent atteindre jusqu'à 30 % du prix total), la plus compliquée aussi. Celle dans laquelle les matériaux doivent supporter des températures supérieures à 1 500 degrés et résister à des pressions colossales. C'est l'invention qui a permis à l'homme de défier la loi de la gravité… Mais aussi aux Etats d'être indépendants dans leur diplomatie. «Les Chinois l'ont d'ailleurs présenté comme ça, en disant qu'ils étaient les seuls, au Conseil de sécurité de l'ONU, à ne pas avoir leur propre industrie de propulsion, décrypte un autre fin connaisseur du programme aéronautique chinois. Le moteur, c'est un maillon très important pour la souveraineté d'un pays. C'est le dernier tronçon, le dernier bout.»
L’AECC est en réalité le parachèvement d’une stratégie d’Etat bien plus large, qui vise à faire de la Chine une grande puissance aéronautique, la troisième derrière l’Europe et les Etats-Unis. Le but ultime de Pékin ? Placer la Comac, l’avionneur civil chinois, sur le podium mondial, aux côtés des deux géants du secteur, Airbus et Boeing. Cette feuille de route n’est pas nouvelle. Elle remonte aux années 70, lorsque, dans la foulée de la visite historique de Richard Nixon en 1972, la Chine achète cinq Boeing 707, le modèle emprunté cette année-là par le président américain pour se rendre à Pékin, en pleine guerre froide, afin de rétablir les relations diplomatiques avec l’Etat communiste. Une fois ces 707 acquis, les Chinois les démontent et les copient pour qu’ils servent de base au Y-10, premier avion développé par le pays, à Shanghai. Las, l’appareil, trop lourd, ne volera que pendant quatre ans. En 1984, l’échec est consommé.
Mais depuis, Pékin a appris et fait des pas de géant. Son nouvel espoir, à présent, est donc le C919, un moyen-courrier en développement depuis au moins 2005. Quelques années plus tôt, le pays avait déjà lancé le chantier de l'ARJ21, un jet régional conçu, lui aussi, par la Comac. Après quatorze ans de gestation, ce bimoteur a fait son premier vol commercial en juin 2016, entre Chengdu et Shanghai. «Il n'est pas extraordinaire mais il a le mérite d'être là. De toute façon, c'était plus une machine pour apprendre à voler», résume le spécialiste.
Plus de 6 000 avions d’ici 2034
Le C919, lui, devrait faire ses premiers vols commerciaux «d'ici la fin de la décennie». Il pourrait alors concurrencer l'A320neo et le 737MAX, les derniers-nés d'Airbus et de Boeing dans la catégorie des moyens-courriers. Mais pour cela, il faudra d'abord que ce monocouloir made in China décroche la certification européenne et américaine, faute de quoi il ne pourra déployer ses ailes que dans l'espace aérien chinois… «La Chine n'est plus très loin de savoir comment assembler un avion fiable, comme Airbus ou Boeing, reconnaît notre interlocuteur. Elle va changer la donne dans l'aviation civile, c'est certain. Dans un premier temps, Pékin exportera des appareils assemblés dans le pays mais intégrant des équipements occidentaux. Et puis, un jour, ça sera du 100 % chinois. Mais ça, c'est seulement si Airbus et Boeing ne font pas leur travail !»
Avec le C919, la Chine n’a pas seulement déclaré la guerre aux deux géants mondiaux. Elle veut surtout accélérer la montée en gamme de son économie et s’émanciper d’une dépendance technologique. Il y a urgence, car le pays est en passe de devenir le premier marché mondial pour l’aviation civile : selon un rapport récent de Boeing, Pékin aura besoin de 6 100 avions supplémentaires d’ici à 2034, soit le double de sa flotte actuelle. Or ce dynamisme, jusqu’à présent, a toujours favorisé les sociétés étrangères. Notamment dans les moteurs, là où le retard des Chinois est le plus évident : vingt à trente ans selon les points de vue. L’ARJ21 et le C919 sont pour l’instant tous les deux équipés d’engins étrangers : le CF34-10A de General Electric pour le premier, le LEAP-1C, coproduit par Safran et General Electric via la coentreprise CFM, pour le second.
Avec 96 000 employés et l'équivalent de 6,7 milliards d'euros au capital, l'AECC va donc devoir changer ce rapport de force en mettant sur le marché le premier moteur de conception et de fabrication chinoise. L'ordre est venu des plus hautes autorités du pays. Le président Xi Jinping, bizarrement absent l'an dernier lors de la présentation du C919, a cette fois béni le bébé : «L'établissement de la société est une démarche stratégique qui favorisera le renforcement de la puissance nationale et de la capacité des forces armées», aurait-il écrit dans une note, selon l'agence de presse officielle Chine nouvelle. Le pouvoir demanderait ainsi à l'AECC de faire passer «la capacité des forces armées» avant l'équipement des lignes commerciales. Car en matière militaire, l'objectif est surtout de s'affranchir des Russes, qui fournissent leurs moteurs aux meilleurs avions de l'armée chinoise.
Dans un second temps, le scénario idéal serait que la nouvelle entité puisse équiper le C919, ainsi que ses successeurs, avec une propulsion chinoise et non plus étrangère comme aujourd'hui. «On ne peut pas être souverain quand on vole avec les moteurs d'une autre puissance,rappelle notre expert. Par ailleurs, il est plus facile de commencer par un moteur militaire. Dans le militaire, on vise la performance. Dans le civil, la durée de vie. Mais les briques technologiques sont les mêmes. Investir l'un puis l'autre est loin d'être idiot. Tous les Occidentaux ont fait pareil.»
«C’est presque de la cuisine»
De plus, l'AECC est loin de partir d'une feuille blanche. Cette société d'Etat est née de l'absorption de son prédécesseur, l'ACAE, filiale du mastodonte chinois de l'aéronautique Avic, filiale qui avait été créée en 2009 pour développer un moteur destiné au C919. Mauvais montage. Très vite, ses différentes entités étaient entrées en concurrence les unes avec les autres et la société était devenue ingérable. «Ce fut un échec. […] Le modèle s'est effondré», se souvient notre expert.
Avec l'AECC, Pékin veut à présent mettre fin à ces querelles, jouer la synergie des compétences, recentrer le management. «Le motoriste a été "sorti" de l'avionneur, résume l'autre spécialiste. Mais industriellement, ça ne va rien changer. Ce que je comprends, c'est que Xi Jinping et le Premier ministre, Li Keqiang, ont donné l'orientation politique.»
Techniquement, cependant, la Chine a encore du chemin à faire avant de pouvoir mettre en difficulté les quatre leaders du moteur : Safran et GE, mais aussi le britannique Rolls-Royce et l'autre américain Pratt & Whitney. «On peut développer un moteur en quatre ans, mais ça, c'est quand on a trente ans d'expérience ! La propulsion, ce n'est plus de la science exacte, c'est presque de la cuisine. Ça va être difficile pour les Chinois car ils ne sont pas dans une culture de l'échec.»
A Pékin, les professionnels de l'aéronautique estiment que la Chine ne posera pas de concurrence sérieuse en la matière avant 2030 voire 2050. «Et encore, tout ça, c'est sous réserve qu'il n'y ait pas une rupture technologique majeure d'ici là. Si c'est le cas, il y a le risque que les moteurs chinois soient alors aussi dépassés que le téléphone fixe», persifle notre source. Par comparaison, le LEAP de Safran-GE, qui représente un saut technologique «de 50 % par rapport au CFM56», son prédécesseur, devrait être vendu jusqu'en 2040-2045. «Il ne suffit pas de mettre de l'argent. Il faut voler, faire des essais. Et la Chine doit d'abord organiser ses troupes : 96 000 personnes, ce n'est pas rien. Ils ont plus de financements que nous, c'est certain. Mais nous, dans vingt ans, on aura aussi vingt ans de R&D [recherche et développement, ndlr] en plus.» Rendez-vous donc en 2036, soit après-demain pour les Chinois…