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Verbatims

Alstom : Belfort se rebiffe

Les salariés du site menacé se sont mobilisés en nombre jeudi. «Libération» a recueilli les espoirs et craintes de trois ingénieur(e)s, qui ne comprennent ni n’acceptent la décision de la direction.

Des manifestants demandent le maintien des 400 emplois du site d'Alstom menacés de délocalisation, à Belfort, le 15 septembre 2016. (Photo Sebastien Bozon. AFP)
Publié le 15/09/2016 à 19h21

L'annonce était on ne peut plus claire. Olivier Kohler, délégué CFDT à l'usine Alstom de Belfort, avait promis : «Tout le monde aura les yeux braqués sur nous jeudi. S'il n'y a pas la mobilisation voulue à la marche, on est foutus.» Traduction : il est possible de bloquer le transfert, fin 2018, de 400 des 450 employés du site de Belfort à Reichshoffen (Bas-Rhin), à 200 kilomètres de là, annoncé le mercredi 7 septembre. «Jeudi, il faut donner le frisson aux Belfortains et faire peur à la direction.»

Son appel, avec celui de ses camarades syndicalistes, a-t-il été entendu, jeudi matin par les «Alsthommes» ? Oui, affirme Olivier Kohler. «Ce mouvement est une réussite. Et pas seulement grâce à une forte mobilisation des salariés de notre site, mais aussi des autres entités du groupe.» Hier matin, à 9 h 15, entre 500 et 700 manifestants, selon les différents décomptes, ont quitté l'usine en scandant «Alstom c'est Belfort, Belfort c'est Alstom ; Alstom vivra.» Deux heures plus tard, la troupe atteignait la Maison du peuple, dans le centre-ville, où des opposants à la loi travail les avaient rejoints sous la pluie. Soit entre 1 000 et 2 000 personnes.

De leur côté, les politiques ont continué à intervenir dans le débat, parfois sans nuances. Ainsi Jean-Luc Mélenchon a-t-il exigé la «nationalisation indispensable d'Alstom Transport». Le leader du Parti de gauche et candidat à la présidentielle dit la réclamer «depuis 2014».Il dénonce le choix par la SNCF de «44 locomotives allemandes depuis son alliance avec la Deutsche Bahn au lieu de s'approvisionner chez Alstom». De son côté, et dans la même veine, Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout la France, s'est dit favorable à une «renationalisation provisoire de l'entreprise et à une prise de participation de l'Etat plus importante pour sauver Alstom Belfort». Tout en fustigeant au passage une «classe politique incapable».

Enfin, l'ex-ministre de l'Economie, Emmanuel Macron, s'est à nouveau trouvé mis en cause, par Philippe Martinez cette fois. Le secrétaire général de la CGT, a affirmé jeudi dans le Parisien que son syndicat avait «alerté depuis le début de l'année sur la situation du ferroviaire et d'Alstom. Autant sous l'ère Montebourg on parlait d'industrie, autant Macron ne s'est jamais occupé d'industrie».

André, 50 ans élu CFE-CGC au ce d’Alstom

«Reichshoffen est  totalement incapable d'accueillir 400 salariés»

«Je suis toulonnais et j’ai obtenu un doctorat en mécanique des fluides à l’université de Marseille. Je suis chez Alstom depuis 1992, où j’ai été embauché comme acousticien. En 1997, je suis devenu responsable du service de transfert de technologie, car à cette époque on travaillait pour le TGV coréen. En 2000, j’ai initié le transfert de technologie avec l’Iran car on a commencé à fabriquer des locomotives pour eux, dont une partie devait être réalisée là-bas. Ensuite, je suis devenu responsable des essais, jusqu’en 2005. Puis je suis revenu au bureau d’études. Depuis 2011, quand il y a un appel d’offres, je suis chargé d’y répondre sur le plan technique.

«Avec l’annonce, on est tombés de l’armoire. On savait que la situation pour le fret n’était pas flamboyante pour tous les établissements d’Alstom, mais de là à fermer Belfort… D’autant qu’on a des plans de charge qui, à l’horizon de deux ans et même au-delà, ne sont pas dramatiques. D’ici à 2018, on a du boulot. On est même en surcharge au bureau d’études et à l’étale pour les ateliers. En 2018, la charge de travail va se casser la figure et là, on dira que, globalement, il y aura 40 % de personnels en trop. En 2012, on était dans une situation pire. Mais entre-temps, on a trouvé des marchés et l’activité a continué jusqu’à aujourd’hui. On a donc deux ans pour faire de même et alimenter le site.

«Depuis jeudi, les gens font de la présence. Ce week-end, ils ont pu se reposer et réfléchir. Lundi, ils se sont remis à travailler, au ralenti, mais ils travaillaient. Il faut aussi soutenir les collègues qui ne vont pas bien, les camarades les plus fragiles.

«Je n’imagine pas une seconde que nous soyons transférés à Reichshoffen. Je ne sais pas s’il y a des gens parmi nous qui l’ont envisagé. Moi, je ne bougerai pas, comme la majorité des collègues ici. Pour montrer l’imbécillité des propos du PDG d’Alstom : Reichshoffen est une ville de 5 000 habitants ; 400 emplois transférés, cela représente plus de 1 000 personnes. Ça veut dire que d’un seul coup, il va falloir trouver 400 logements, des écoles… C’est totalement farfelu. D’autant que le site de Reichshoffen est totalement incapable d’accueillir 400 salariés en plus. «Sur un plan personnel, la situation est également dure à vivre pour les conjoints et les enfants. Avec ma compagne, nous avons acheté une maison dans le coin, que l’on paie encore. Je n’imagine pas une seconde déménager. Il ne faut surtout pas douter, car si le doute s’installe dans les esprits, nous sommes foutus.»

Bruno, 40 ans ingénieur en génie mécanique

«Je suis persuadé qu’il peut y avoir  une autre issue»

«Je suis arrivé au bureau d’études d’Alstom à Belfort en 2007. Auparavant, j’étais employé dans l’industrie automobile à Montbéliard, chez un sous-traitant de Peugeot. Je travaille sur la conception des locomotives et je manage les équipes pour mener à bien les projets. Actuellement, nous élaborons pour un client suisse, SBB, une nouvelle locomotive de manœuvre qui s’inscrit dans une gamme que l’on veut développer à Belfort. On y travaille dur depuis septembre 2015. Le moral des équipes, au bureau d’étude, qui se sont investies à fond dans ce projet techniquement compliqué, avec un planning très tendu, en a pris un sacré coup.

«Je pense que ce que l’on vit actuellement, c’est un peu comme quand on est victime d’un accident. Il y a plusieurs phases. Là, on est en plein dans celle du choc. Pour autant, les équipes continuent de travailler. Elles sont toujours investies pour mener à bien le projet pour le client, avec qui on a des bonnes relations. On le rencontre toutes les semaines ici pour discuter techniquement de l’avancée des choses. On a envie de lui faire sa locomotive, d’aller au bout. Donc les gens continuent, même si forcément ils sont un peu au ralenti. Ce n’est pas qu’on ne veut pas travailler à fond, mais parfois on ne peut pas. Il y a toujours un moment dans la journée où cela ne va pas, où l’on est obligé de s’arrêter pour parler entre nous. Le moral est en dents de scie.

«Au niveau managérial, on se doit d’aller vers les équipes pour échanger avec les gens. La semaine passée, on a eu plusieurs personnes à soutenir. Pour cela, il faut mettre de côté nos inquiétudes personnelles pour écouter celles des autres. Je tiens le coup car je suis d’une nature optimiste. Je ne sais pas si c’est naïf ou pas… Donc je crois à la survie du site de Belfort. On est dans la phase de bataille, de combat, et je suis persuadé qu’il peut y avoir une autre issue que celle que la direction nous a annoncée. Nous ne sommes pas résignés.

«A la maison, il faut s’occuper l’esprit pour ne pas ressasser ce que l’on vit au travail et le faire subir aux siens. Mon épouse est infirmière libérale. Elle a sa clientèle dans le coin, alors évoquer un déménagement va être difficile. Aujourd’hui, je ne l’envisage pas du tout. Quitte à changer, autant faire complètement autre chose professionnellement. Ce serait dommage, car après dix ans de boîte, on commence à avoir ses marques. Mais aujourd’hui je ne m’inscris pas dans le fait de suivre le groupe à n’importe quel prix. Demain, ça changera peut-être, je ne sais pas…»

Laurence, 36 ans ingénieure aéronautique et mécanique

«Il faudrait des projets ambitieux de fret et de ferroutage»  

«A Alstom Belfort, notre produit est techniquement compliqué. Il y a des profils humains très forts au bureau d’études et en fabrication. On fait de la conception, de la recherche et du développement. On travaille sur différents projets, car on doit s’adapter aux marchés, que ce soit sur le fret, les passagers, la très grande vitesse. Je travaille ici depuis quatre ans.

«Auparavant, j’étais chez PSA à Montbéliard, qui ne traversait pas forcément une très bonne phase. Œuvrer dans une entreprise qui s’inscrit dans quelque chose de vertueux auquel je crois, avec le transport le plus écologique possible, cela avait du sens pour moi. Notre produit est nécessaire pour le futur, c’est un produit d’avenir. On sait bien qu’il y a une baisse de commandes, donc de travail. Elle est effective. Le besoin en locomotives actuellement est presque nul. On croit en ce que l’on fait, mais il faudrait une vraie volonté de se lancer dans des projets ambitieux de fret et de ferroutage.

«On a été estomaqués par l’annonce de la direction. On ne la comprend pas, car on a engrangé la commande d’Amtrak aux Etats-Unis, pour laquelle le savoir-faire de Belfort avait été vanté. On a aussi un projet pour la Suisse, une commande de locomotives passagers pour l’Azerbaïdjan… Comment vont réagir ces clients ? On n’en sait rien. On n’a eu aucune explication. On le vit très mal, mais on veut continuer à y croire. Même si dans deux ans, c’est demain.

«Mon mari travaille dans la région. Donc quand on nous propose de déménager à Reichshoffen, vous pouvez facilement imaginer que ça ne nous met pas en joie. Et puis d’ailleurs, est-ce qu’il ya du travail pour nous là-bas ? Vous croyez qu’un site en sous-charge a besoin qu’on lui rajoute des employés ? Nous ne sommes pas dupes de tout cela. Partir à Reichshoffen pour que, dans deux ans, on nous fasse la même annonce ? On a été trahis en une demi-journée. Pourquoi cela ne recommencerait-il pas ?»