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EPR

Finlande : l’hiver nucléaire d’Areva

Des années de retard et un surcoût de 5 milliards d’euros… Le chantier du réacteur nordique a plombé l’industriel français, mais avance enfin à bon rythme.
Dans le bâtiment de construction du réacteur, à Olkiluoto, en Finlande. (Photo Juuso Westerlund. Moment. Institute)
publié le 19 septembre 2016 à 19h11

C'est son dernier chantier. Au moment où ses confrères d'EDF s'apprêtent à lancer les travaux titanesques des deux EPR britanniques de Hinkley Point C, Jean-Pierre Mouroux, chef de projet d'Areva pour la construction du réacteur EPR finlandais, voit le bout du tunnel. Une fois le réacteur démarré, il prendra sa retraite après avoir piloté pendant près de dix ans le dossier qui a plombé la filière nucléaire française. Quand il est arrivé en 2009 sur la presqu'île d'Olkiluoto, dans le golfe de Botnie (ouest de la Finlande), les travaux auraient dû entrer dans leur phase finale. «Le calendrier était sans doute un peu optimiste», lâche-t-il. Sept ans plus tard, le chantier se poursuit et «OL3» compte désormais parmi les ouvrages commerciaux les plus chers du monde, avec plus de cinq milliards de surcoûts (soit le montant de la dette d'Areva), sur un contrat clés en main initial estimé à 3,5 milliards d'euros. Ce dérapage spectaculaire a provoqué la quasi-faillite du groupe nucléaire français et entraîné une bataille juridique entre le consortium Areva-Siemens et son client, l'électricien TVO. Contentieux qui pourrait encore alourdir la facture…

Peintres grecs

Dans son bureau, au premier étage d'un bâtiment en préfabriqué qui donne sur l'édifice rouge recouvert d'un dôme abritant la cuve du réacteur OL3, le patron du site est pourtant satisfait. Pour la première fois depuis le début des travaux, en 2004, le chantier est en avance sur le calendrier. Le nettoyage des circuits primaires du réacteur va commencer le 17 octobre, au lieu de début décembre. «Non seulement nous suivons le planning établi en 2014, mais nous arrivons à créer de la marge. C'est très important, alors que nous nous approchons de la livraison au client, prévue pour fin 2018», explique Jean-Pierre Mouroux. A Olkiluoto, c'est effectivement l'effervescence : 2 400 ouvriers et ingénieurs s'activent dans les couloirs du réacteur ; 240 peintres grecs recouvrent la tuyauterie d'une peinture grise antirouille, tandis que les électriciens connectent plusieurs centaines de câbles par semaine. Dans la salle de pilotage, le «cerveau» du réacteur, une quinzaine de salariés d'Areva et de TVO fixent les écrans. Le système informatique est enfin installé. Les 300 armoires de contrôle-commande ont été livrées à Olkiluoto l'été dernier, après avoir été testées à Erlangen, en Allemagne. C'était une des dernières pierres d'achoppement de ce chantier fleuve. L'accélération des travaux est le résultat de l'amélioration de la communication entre Areva et son client, assure Jean-Pierre Mouroux : «Quand on a fait le planning en 2014, il y a eu un effet de symbiose opérationnel.» Côté finlandais, le ton est plus tempéré. Jouni Silvennoinen, chef du projet chez TVO, constate qu'«il reste encore beaucoup de choses à faire», dont certains travaux qui auraient pu être réalisés avant l'installation du système informatique, si Areva n'avait pas vidé le chantier en 2014… «Un bras de fer, pas inhabituel dans ce type de contrat, pour protester contre l'attitude du client, qui nous bloquait et nous faisait perdre beaucoup d'argent», se défend Jean-Pierre Mouroux.

«C'était plutôt une manière d'alléger la pression financière sur Areva, qui traversait déjà de grosses difficultés», rétorque Jouni Silvennoinen, faisant part de l'agacement de TVO à l'égard de son fournisseur, qui aurait tendance à le prendre un peu trop à la légère. Pour preuve : le traitement «injuste», selon lui, réservé au dossier de l'EPR finlandais lors des négociations, à Paris en mai, en vue de la restructuration de la filière nucléaire française. EDF a refusé de reprendre OL3 dans le panier de la filiale «réacteurs» d'Areva que l'électricien français doit racheter. Et pour cause, les risques financiers associés à l'EPR finlandais sont lourds : le consortium Areva-Siemens réclame 3,52 milliards d'euros à TVO, au titre du chiffre d'affaires non encaissé et des intérêts, tandis que le client finlandais exige 2,6 milliards d'euros pour couvrir les dommages entraînés par les retards.

L'ex-ministre français de l'Economie, Emmanuel Macron, a bien contacté plusieurs fois au printemps son homologue finlandais, Olli Rehn, dans l'espoir de débloquer le dossier, révèle Riku Huttunen, directeur général au ministère de l'Economie à Helsinki. «Mais nous avons été très clairs : tout ce qui concerne les négociations commerciales entre les deux partenaires ne regarde pas le gouvernement finlandais. Une fois qu'OL3 sera terminé, le réacteur recevra toute l'assistance et le service après-vente nécessaires.» TVO exige des garanties sur l'engagement d'Areva à Olkiluoto, une fois les travaux achevés. «Nous sommes un opérateur, pas un concepteur d'EPR», commente Jouni Silvennoinen. Il rappelle que si les deux premiers réacteurs d'Olkiluoto, mis en service en 1979 et 1982, fonctionnent à plein, «c'est parce que nous investissons 50 millions d'euros par an dans leur entretien et leur modernisation». L'aboutissement du chantier et le bon fonctionnement du réacteur devraient, selon lui, être des éléments clés du sauvetage d'Areva : «Puisque les Français ont dépensé autant d'argent, pourquoi ne pas faire en sorte de tirer le maximum de cet investissement ? OL3 devrait être considéré comme la colonne vertébrale de la filière nucléaire française.»

Signe de l'irritation croissante chez l'électricien finlandais, son responsable de la communication, Pasi Tuohimaa, ex-journaliste au quotidien Helsinki Sanomat, recruté par TVO il y a trois ans et demi pour réparer les dommages causés à l'image du groupe, dénonce l'absence de transparence sur le site. Interdiction de parler aux employés d'Areva sur place ou de publier des photos sans l'accord de la direction à Paris. «On parle du bourbier finlandais. Mais le manque d'ouverture ne contribue pas à améliorer sa réputation», lâche l'ancien journaliste, qui estime que TVO «a fait preuve de courage en choisissant le premier l'EPR et qu'Areva devrait s'en souvenir».

Dans le bâtiment voisin, abritant la plus grosse turbine jamais construite sur une centrale nucléaire, les employés de Siemens attendent la vapeur. En janvier 2015, l'allemand a décidé de se mettre en «phase de préservation» : les rotors ont été démontés, recouverts d'immenses toiles blanches pour les protéger contre la poussière. Chaque jour, la quarantaine d'employés restée sur place souffle de l'air chaud dans les tuyaux, afin d'éviter que les composants ne rouillent. Pour Siemens, le manque à gagner est important, confie Dragos Stefan, chef de chantier sur le site : «Nous avons de nombreux clients potentiels [pour cette nouvelle turbine, ndlr].La valeur de démonstration [du chantier EPR d'Olkiluoto, ndlr] est énorme. Mais tant qu'on n'a pas fait marcher la turbine, ils attendent.» A Helsinki, le très populaire Ville Niinistö, porte-parole des Verts et ex-ministre de l'Environnement, raille «un projet mégalomaniaque». Areva, dénonce-t-il, «a promis plus qu'il ne pouvait délivrer. C'est la preuve du désespoir de cette industrie. On pensait que cela marquerait la renaissance du nucléaire en Europe. C'est surtout le symbole d'un échec monumental».

«Très sombre»

Refroidis par les déboires du chantier de l'EPR, le scepticisme des Finlandais à l'égard du nucléaire est en hausse. Riku Huttunen le déplore : le pays a importé près de 20 % de son électricité en 2015, essentiellement de Suède. «Nous ne pouvons pas compter entièrement sur les énergies renouvelables. Quand il fait très froid, c'est aussi très sombre. Il n'y a presque pas de vent. Et nous n'avons pas de capacité hydraulique. Une rupture des câbles avec la Suède, ou la mise à l'arrêt d'une des centrales du pays, et la Finlande risque le black-out. Ce n'est pas arrivé depuis les années 70, mais nous devons réduire notre vulnérabilité.» C'est la raison pour laquelle le gouvernement a donné son feu vert en 2014 à la construction d'un nouveau réacteur de 1 200 MW, sur le site de Pyhäjoki, au nord d'Olkiluoto, en dépit du désastre de l'EPR. «Même s'il y a une catastrophe aérienne, les gens continuent de voler. On ne condamne pas une industrie entière à cause d'un seul accident», réagit Tuomo Huttunen, conseiller à la Fédération des industries de l'énergie. Le consortium Fennovoima a choisi le russe Rosatom, qui en plus d'assurer la construction, sera actionnaire du projet à 34 %. Les travaux devraient débuter en 2018 pour une mise en route en 2024. Mais le projet, évalué à 6,5 milliards d'euros, accuse déjà des retards. Des chercheurs de l'Institut finlandais des Affaires étrangères mettent aussi en garde contre l'impact politique du chantier, qui «place Helsinki en situation de dépendance à l'égard de Moscou et pourrait entraîner une baisse de souveraineté de la Finlande», note Toivo Martikainen. Réponse du directeur du ministère de l'Economie : «Pour Olkiluoto, on a choisi les Français et vous connaissez le résultat. Qui peut dire que ce sera pire avec les Russes ?»