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Aérien

Low-cost : le pari du long courrier

La compagnie French Blue, lancée depuis cinq semaines par le groupe Dubreuil qui détient aussi la rentable Air Caraïbes, propose des vols de plus de huit heures à prix cassé. Un risque calculé.
Jean-Paul Dubreuil, le PDG de French Blue, lors du lancement de la compagnie aérienne, le 17 mars à Paris. (Photo Gonzalo Fuentes. Reuters)
par Alain Franck
publié le 13 octobre 2016 à 19h21

Les voyages forment la jeunesse, surtout en low-cost. Lundi, aux guichets 118 à 120 d’Orly-Sud, la moyenne d’âge ne dépasse pas 30 ans. Les passagers du vol Paris-Punta Cana (République dominicaine) enregistrent leurs bagages. Souvent un sac à dos plutôt qu’une valise titane haute techno. Et pour cause : ces voyageurs-là s’apprêtent à embarquer sur French Blue, la première compagnie française à bas coûts, lancée il y a cinq semaines.

Ici, on vient pour le prix et rien d'autre. Laure, Séverine et Quentin se sont décidés en regardant les tarifs. «A 300 euros le billet, j'assume de ne pas avoir à manger à bord et de devoir payer 35 euros en plus pour ma valise», affirme tranquillement Laure. «J'ai hésité à prendre Air France, mais le billet était à 600 euros», ajoute sa copine Séverine. Thomas, lui, est venu d'Irlande pour rejoindre la Républicaine dominicaine via Paris. «A 490 euros l'aller-retour, c'est de loin la compagnie la moins chère et la moins compliquée quand on voyage avec un animal», explique-t-il en poussant un chariot sur lequel trône la boîte du chien. French Blue, c'est un prix basique pour un service basique. Le reste est en options, comme dans les voitures d'entrée de gamme. Version aérien, cela donne un supplément pour une valise en soute (35 euros), un autre pour le repas (10 à 30 euros pour la version «bistrot chic»), une rallonge pour choisir son siège et mieux encore, chez French Blue, un petit plus pour les fauteuils avec «vue sur la mer» (10 euros). Le concept n'est pas nouveau. Il a fait la fortune de Ryanair et Easyjet, les transporteurs les plus rentables d'Europe sur des voyages qui ne dépassent pas trois heures. En revanche, pour des vols longs courriers de plus de huit heures, c'est une nouveauté. Et French Blue est l'une des toutes premières à s'y risquer.

Cette compagnie ne surgit pas du néant. Elle est née de la volonté d’une entreprise familiale discrète.Le groupe Dubreuil, installé depuis 1924 en Vendée, a commencé dans l’épicerie de gros. Ce conglomérat de 1,6 milliard d’euros de chiffre d’affaires réunit aujourd’hui des activités de grande distribution, de concessions automobiles, d’hôtellerie, de stations-service et de transport aérien.

Dirigé par Jean-Paul Dubreuil, 73 ans, qui pilote toujours son Beechcraft, le groupe possède déjà Air Caraïbes, spécialisée dans les vols vers les Antilles. Une des rares compagnies aériennes françaises rentables, et sans discontinuer depuis douze ans. L'an dernier, son bénéfice a atteint 19,4 millions d'euros pour 378 millions de chiffre d'affaires. L'antithèse d'Air France, dont les pertes d'exploitation cumulées entre 2009 et 2013 dépassent les 2 milliards. «S'il y a une compagnie qui a bien travaillé depuis une décennie, c'est Air Caraïbes», juge sans barguigner le PDG de XL Airways, Laurent Magnin, pourtant l'un de ses principaux concurrents et le premier à proposer un Paris-New York à 400 euros en 2011.

Martingale

Mais Dubreuil n'entend pas se reposer sur ses lauriers. D'autant que depuis cet été, la compagnie low-cost Norwegian a débarqué à Roissy. Elle y relie New York, la Floride et la Californie à prix cassés. D'ici à ce qu'elle s'intéresse aux Antilles, il n'y a qu'un pas. «Pour ce type de compagnie, seules les lignes de plus d'un million de passagers par an sont intéressantes. Or il s'agit justement de celles que nous exploitons vers la Guadeloupe et la Martinique», analyse Philippe Bourgain, steward depuis dix ans chez Air Caraïbes et délégué syndical.

Visiblement, son patron a préféré prendre les devants en créant French Blue. Sur la liaison Paris-Punta Cana, les tarifs vont de 507,41 euros sur French Blue ou 805,98 euros sur XL Airways jusqu'à 1 049,98 euros sur Air France. Cet été, French Blue s'attaquera à l'île de la Réunion. Paris-Saint-Denis sera alors proposé à 698 euros sur la low-cost française, contre 983 euros sur Air France. «Nous sommes en moyenne 20% moins chers que nos concurrents, on va faire bouger le marché», nous résume Jean-Paul Dubreuil.

En face, la concurrence réplique. En l'espèce, Pascal de Izaguirre, un ancien d'Air France aujourd'hui à la tête de Corsair, filiale française du voyagiste allemand TUI : «Ils se comportent comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Pour le moment, ils cassent la vaisselle, mais nous n'allons pas les laisser faire. Nous allons nous aussi être agressifs sur les prix.»

Quelle est la martingale de French Blue pour proposer ces tarifs ? Des avions plus denses, avec moins de personnel. Les Airbus A330 de la compagnie comportent 376 sièges et 8 hôtesses et stewards quand ceux de sa grande sœur, Air Caraïbes, en comptent 355 mais 9 personnels de cabine. Côté conditions de travail, elles sont à l'image des tarifs : basiques. «Les salariés d'Air Caraïbes sont payés sur treize mois et ont touché 6 500 euros d'intéressement et de participation l'an dernier. Ce n'est pas le cas de ceux de French Blue», détaille le steward et représentant syndical Philippe Bourgain.

Les deux compagnies sœurs sont néanmoins dirigées par le même homme : Marc Rochet, une figure du transport aérien. Il est respecté pour sa connaissance du métier et craint pour sa pugnacité dans les négociations. Il a été de la plupart des aventures du transport aérien français, comme AOM ou Air Liberté. «Chez nous, dit-il, ça bosse. Il n'y a pas d'utilisation déformée des règles de protection sociale et nous n'avons pas un millefeuille de 300 accords collectifs. Nous recrutons nos hôtesses et stewards entre 1 800 et 2 000 euros net par mois, et tous nos contrats sont français.» Allusion à Ryanair condamnée au tribunal correctionnel pour avoir fait travailler dans l'Hexagone des salariés français avec des contrats de travail irlandais.

Le modèle French Blue a cependant du mal à passer au sein même du groupe Dubreuil. L’annonce de sa création a été saluée par une grève chez Air Caraïbes en avril. Pour conclure une trêve, la direction s’est engagée à traiter ses deux compagnies de façon équitable : un avion nouveau chez French Blue égale un autre chez Air Caraïbes.

Objectifs

Le modèle French Blue peut-il se développer tout en étant rentable pour cet actionnaire peu familier des pertes d'exploitation ? «Nous prévoyons 100 millions d'euros de chiffre d'affaires avec un taux de remplissage à 80% la première année et l'équilibre financier au bout de dix-huit mois», répond Jean-Paul Dubreuil. La compagnie compte pour l'instant un seul avion, mais a prévu d'en exploiter trois d'ici à 2018. Elle devrait aller concurrencer Air France sur l'île Maurice et Madagascar. Du côté de la compagnie nationale, c'est silence radio (lire ci-dessous). Mais si French Blue ne remplit pas ses objectifs, Dubreuil pourra toujours la revendre à Air France.

En 2000 déjà, il a réussi le tour de force de lui refourguer pour 61 millions d’euros le transporteur Régional Airlines, qu’il avait créé quelques années plus tôt. Un joli coup car l’affaire n’était plus un modèle de rentabilité. Dix ans plus tard, il convainc l’Elysée de lui racheter un Airbus A330 afin d’en faire l’avion présidentiel. Dans le groupe Dubreuil, la réussite vient aussi bien en vendant des tickets à prix réduit que des avions. A leur prix normal.