
Le boson de Higgs par-ci, le boson de Higgs par-là : en 2012, Etienne Klein sur France Culture se réjouit plusieurs matins de suite de cette découverte scientifique majeure et nous de n'y comprendre rien. Il parle de skis fartés qui glissent sur la neige, de vide et de «bosons bien dodus». Nous passons à côté mais nous écoutons : la voix bizarre de Klein attrape l'auditeur. Le timbre est abîmé, c'est gênant et intrigant. Depuis une opération, il y a de cela vingt-cinq ans, Klein fonctionne avec une seule corde vocale. Comme vulgarisateur scientifique, le physicien, directeur d'un laboratoire de recherche du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) sur les sciences de la matière, ne peut rien pour nous. «Son vocabulaire ouvre un espace poétique même quand on ne le comprend pas», dit Sandrine Treiner, la directrice de France Culture, où Etienne Klein intervient depuis 2011. «Sa séduction est dans les mots qu'il choisit, et dans son enthousiasme.» Peut-être est-il enthousiaste à ses heures, mais il nous paraît plutôt ombrageux et néanmoins très sympathique.
Ce centralien, qui a échoué à l'oral de Normale Sup et de Polytechnique, est né en 1958. «Je ne voulais pas entrer à Centrale mais ça a été ma chance. A l'X, j'aurais pas pu faire le mariole.» «Mariole», faussement modeste, fait référence à sa pratique de plusieurs disciplines, et plus particulièrement de l'écriture. Il a une trentaine de livres à son actif et publie ces jours-ci une biographie personnelle d'Albert Einstein : «Ce type me manque. Qu'est-ce qu'il aurait dit du débat sur l'identité nationale ? Vous imaginez un dialogue Einstein-Nadine Morano ? La seule pétition que j'ai signée dans ma vie allait contre le projet de déchéance de nationalité.»
Dans son livre sur Einstein, Klein houspille la physique classique. Lui s'intéresse à la physique quantique - les particules, les accélérateurs - qu'il a découverte étudiant, lors d'un stage au Centre européen de recherche nucléaire (Cern). Etienne Klein travaille sans cesse : des conférences, des cours de philosophie des sciences à Centrale et à Paris-VII parce qu'il a un doctorat en la matière. Il marche dans les Alpes et participe, chaque été, à la rude compétition de l'Ultra-Trail. Sûrement n'est-il serein (autant que possible) qu'en étant débordé. Pendant l'entretien, il s'agace tout seul : «Il faut que le réel soit une question, et pas une donnée.» Un bout de cigare qu'il sort de sa poche met le feu aux poudres : «Les gens croient que je fume le cigare quand je sors ça, alors que je fume très rarement, mais j'aime l'avoir avec moi. Ils ne peuvent pas s'empêcher d'extrapoler à partir de ce qu'ils voient, et ils se plantent.» Qui ne tomberait pas dans le panneau ?
Il a toujours vécu dans le XIVe arrondissement parisien, et habite en ce moment un ancien atelier d'artiste dont il est locataire, près du cimetière du Montparnasse. C'est un rez-de-chaussée haut de plafond. La décoration est bohème et chic. Les murs sont chargés de livres, de tableaux qu'il a peints, jolis d'ailleurs, et de photos, de Keith Richards notamment. Devinez pourquoi ? Lorsqu'il a emménagé, sa propriétaire lui a offert Chien de printemps, de Modiano. Le roman raconte la réclusion d'un photographe quatre années durant dans ce même appartement. «J'ai écrit à Modiano, mais il ne m'a pas répondu. Peut-être qu'il me répondra un jour.»
Etienne Klein a une obsession du temps «un peu liée à la mort» : peut-être un autre point de raccordement avec l'auteur de Dora Bruder ? Il a deux fils de deux mères différentes. L'aîné est en prépa scientifique. Etienne Klein est le second d'une famille de sept. A la naissance du quatrième enfant, les parents quittent Paris pour Orsay, dans l'Essonne. Pourquoi tant d'enfants ? «Première explication, mes parents étaient catholiques, mais la vraie raison est qu'ils adoraient s'occuper d'enfants. Dès que l'un de nous devenait ado, ils faisaient un autre enfant. Mon père était ingénieur en électrotechnique, vachement engagé dans la vie sociale, chef de chorale, etc. Ma mère s'occupait de nous, et elle était très généreuse avec tout le monde.»
Donc Etienne Klein n'est pas juif. Il est comme l'un des deux Klein du film de Losey. Le revoilà qui s'assombrit : «Que des gens connaissent leurs origines, ça me scotche. C'est arbitraire, les origines. Je me fous de mes origines et que je m'en foute pose problème.» Il n'a pas digéré l'interrogatoire qu'il a subi un jour de la part du service de sécurité de la compagnie El Al avant de partir pour Tel-Aviv depuis Roissy. A cause de son «comportement désinvolte», dixit Klein, au moment de franchir les contrôles de sécurité, il est repéré et interrogé sur ses ancêtres. Provocateur, Klein répond en remontant à des milliards d'années. Car le temps est aussi sa spécialité professionnelle. «C'est un charmeur en public, dit l'astrophysicien Francis Rocard, qui l'apprécie. Et il vaut mieux, parce que le temps, c'est compliqué, surtout quand ça devient relatif et tout ça.» A qui le dites-vous. «Vous savez qu'il est fou d'anagrammes ?» Parmi ses amis se trouve l'immunologiste Jean-Claude Ameisen, dont l'anagramme donne le «médecin au jean sale». Autre ami, le philosophe et sinologue François Jullien : «Etienne est un scientifique devenu philosophe, c'est une tradition française. Il n'est pas un vulgarisateur, il ne fait pas "la physique pour les nuls". Vous trouverez des gens pour lui reprocher de passer trop de temps à autre chose que la physique mais moi, je pense justement qu'il évite la médiatisation. Il s'interroge sur l'incidence des découvertes scientifiques sur la philosophie. Par exemple, il se demande si les lois du monde sont dans le monde.» Rien pigé.
Quoi qu'il en soit, Klein n'est pas détaché des choses de ce monde. Il surveille son allure et s'habille en Paul Smith. Pour la photo, il part se changer et met une chemise blanche impeccablement repassée. Il pose dans la courette de son appartement que l'on atteint par la cuisine où règne un léger bordel, agréable, preuve que le lieu vit. Etienne Klein porte une bague avec une gargouille : «C'est un diable dont j'ai coupé les cornes parce qu'elles se prenaient dans mes vêtements et les bousillaient. Je l'ai depuis très longtemps. C'est ce qui s'approche le plus de ce que porte Keith Richards. Quand je suis au CEA, je tourne le diable vers l'intérieur et l'anneau passe pour une alliance.» Etienne Klein cultive une ressemblance avec le rebelle Keith Richards. Il dit ne pas être mondain, mais fut une époque où il sortait beaucoup. Il regrette de ne plus danser dans les fêtes : «Je vieillis ou on ne danse plus dans les soirées ?»
On persiste et signe, Klein tend à être sombre et tient à en découdre avec la réalité. Albert Einstein revient sur le tapis, «un génie calme qui n'élevait pas la voix. Un savant comme lui, c'est inimaginable à notre époque. Il répondait toujours au courrier». Cher et génial Patrick Modiano : à bon entendeur…
1er avril 1958 Naissance à Paris. 1999 Docteur en philosophie des sciences. 2006 Direction d'un laboratoire de recherches sur les sciences de la matière au CEA. 19 octobre 2016 Le pays qu'habitait Albert Einstein (Actes Sud).