Sur les vitres de l'immeuble d'i-Télé, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), on distingue encore les points de colle. Sous des affichettes «#JeSoutiensiTélé», ils dessinent péniblement deux mots : «News Factory». Soit le nom que Vincent Bolloré veut donner à son «usine» de production d'information, censée regrouper à cet endroit les rédactions de la chaîne d'info en continu et de Direct Matin, son quotidien gratuit. Samedi, l'actionnaire de référence de Canal +, la maison mère d'i-Télé, a envoyé une équipe de pieds nickelés accrocher ces deux mots sur la façade, pour montrer qui était le patron. Quelques heures plus tard, les lettres s'effondraient les unes après les autres, comme pour rappeler au big boss que sa position était plus fragile qu'il ne le pensait. La mésaventure a bien amusé les journalistes de la chaîne, qui ont reconduit mardi la grève pour un neuvième jour consécutif, à une majorité de 84 %.
«Non-sens». «La rédaction est soudée et déterminée, commente un jeune journaliste souhaitant rester anonyme. On ne doute pas. Surtout quand on voit tout le monde qui nous soutient.» A l'appel des grévistes, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées à la mi-journée pour les soutenir. Comme l'ancienne ministre Roselyne Bachelot, venue dire sa «stupéfaction» et son «indignation» après la dernière prouesse de la direction : Canal + a suspendu lundi l'émission de Jean-Marc Morandini, dont l'arrivée sur i-Télé a déclenché le mouvement, tout en précisant que l'animateur reviendrait à l'antenne «dès l'arrêt de cette grève». «C'est se moquer du monde», tempête Bachelot, ex-salariée du groupe Canal +. Devant l'immeuble de la chaîne d'info, on croise aussi le sénateur socialiste David Assouline, l'humoriste Stéphane Guillon, l'ancien duo comique du Petit Journal Eric et Quentin, et même Jacques Vendroux, le directeur des sports de Radio France. Quelques «stars» de la chaîne, qui ont passé comme tous les salariés un tee-shirt blanc floqué du slogan «#JeSoutiensiTélé», participent à la manifestation : pas d'Audrey Pulvar ni de Pascal Praud, qui brillent par leur silence depuis le début du conflit, mais Olivier Galzi et Laurence Ferrari. «La situation est vraiment bloquée, regrette cette dernière. J'appelle à ce que l'on arrive à une négociation nous permettant de reprendre le boulot.»
Après quatre jours de silence, une nouvelle réunion entre des représentants des salariés et la direction doit se tenir ce mercredi pour tenter de mettre de l'huile dans un conflit complètement grippé. La solution viendra-t-elle du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ? Les syndicats du groupe Canal + et la Société des journalistes de la chaîne d'info ont écrit à l'autorité indépendante pour dénoncer les manquements d'i-Télé version Bolloré à la convention que la chaîne a signée, notamment sur le respect de «l'indépendance éditoriale de l'éditeur». D'après nos informations, cette plainte et d'autres, adressées cette fois par des téléspectateurs, ont été jugées recevables par le CSA, qui va instruire le dossier sous une dizaine de jours. La procédure pourrait aboutir à des sanctions, comme une mise en garde, une mise en demeure, voire - mais c'est improbable à ce stade - la suspension de la chaîne. La chose n'est pas anodine et pourrait peser dans le bras de fer actuel. D'autant que le CSA n'a pas été rassuré par l'audition des dirigeants de Canal + la semaine dernière. «Ils se sont contentés d'assertions extrêmement vagues sur le projet éditorial et ont été très peu précis sur la frontière entre information et divertissement», raconte une source proche du dossier.
Dans l'affaire, la rédaction porte les trois mêmes revendications : le retrait définitif de Jean-Marc Morandini, la signature d'une charte rédactionnelle (prête depuis des mois) et la nomination d'un directeur de la rédaction. «On n'en démordra pas, assure Guillaume Auda, grand reporter à i-Télé. Mais le canal de discussion est ouvert, nous cherchons une voie de sortie. C'est notre intérêt, celui de la direction et des téléspectateurs.» Les journalistes attendent également la présentation du nouveau projet éditorial de la chaîne, dont le changement de nom en CNews, qui était prévu ce lundi, a été repoussé.
«A bout». «Nous voulons des explications, explique le chef du service politique, Michaël Darmon. Ce n'est pas Nuit debout, i-Télé ! Nous comprenons les logiques d'entreprise, nous ne sommes pas hors-sol. Mais nous voulons rappeler que personne ne regardera une chaîne d'info perçue comme étant à la botte. L'indépendance fait l'audience, l'audience fait la croissance.»
En attendant la reprise du dialogue mercredi matin, les «Bollo boys» n'ont toujours pas fait un pas vers les salariés. «La direction joue le pourrissement, déplore une figure d'i-Télé qui ne veut pas être nommée. Elle sait très bien que neuf jours de grève, c'est énorme pour ceux qui gagnent 1 800 ou 2 000 euros par mois. Elle veut nous faire craquer, nous pousser à bout. Le matin, quand les DRH passent pointer les grévistes, ils nous invitent à passer les voir pour "faire le point", comme ils disent. Ils veulent qu'on dégage avec des indemnités.»
Une poignée de journalistes ont déjà quitté l'entreprise. En leur for intérieur, la plupart des grévistes s'interrogent déjà sur leur avenir au sein de la chaîne d'info. «Mais on verra individuellement à l'issue de tout ça, dit un jeune journaliste. On se bat aussi pour ceux qui décideront de rester, pour que cette situation ne se reproduise pas dans six mois ou un an.»
Photo Marc Chaumeil