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Crise

Grève à i-Télé : «Personne ne regardera une chaîne d’info perçue comme à la botte»

La rédaction de la chaîne d'information en continu a reconduit son mouvement lancé il y a neuf jours. Alors que le dialogue avec la direction du groupe Canal + semble totalement grippé, le CSA, alerté par les syndicats, va ouvrir une instruction.
Rassemblement de soutien ce mardi aux salariés en grève d'i-Télé à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Le grand reporter d'i-Télé Guillaume Auda prend la parole. (Photo Marc Chaumeil pour Libération)
publié le 25 octobre 2016 à 18h11
(mis à jour le 25 octobre 2016 à 19h07)

Sur les vitres de l'immeuble d'i-Télé, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), on distingue encore les points de colle. Sous des affichettes «#JeSoutiensiTélé» placées là par des salariés en grève, ils dessinent péniblement deux mots, «News Factory». Soit le nom que Vincent Bolloré veut donner à son «usine» de production d'informations censée regrouper à cet endroit les rédactions de la chaîne d'info en continu et de Direct Matin, son quotidien gratuit. Samedi, l'actionnaire de référence de Canal +, la maison mère d'i-Télé, a envoyé une équipe de pieds nickelés accrocher ces deux mots sur la façade, pour montrer qui était le patron. Quelques heures plus tard, les lettres s'effondraient les unes après les autres, comme pour rappeler au big boss que sa position était plus fragile qu'il ne le pensait. La mésaventure a bien amusé les journalistes de la chaîne, qui ont choisi de poursuivre la grève. Ce mardi, ils l'ont reconduite à 84 % pour un neuvième jour consécutif.

«Se moquer du monde»

«La rédaction est soudée et déterminée, commente un jeune journaliste souhaitant rester anonyme. On ne doute pas. Surtout quand on voit tout le monde qui nous soutient.» A l'appel des grévistes, plusieurs centaines de personnes, confrères et/ou personnalités, se sont rassemblées à la mi-journée pour les soutenir. Comme l'ancienne ministre Roselyne Bachelot, venue dire sa «stupéfaction» et son «indignation» après la dernière prouesse de la direction de Canal + : celle-ci a suspendu lundi l'émission de Jean-Marc Morandini, dont l'arrivée sur i-Télé a déclenché le mouvement, tout en précisant que l'animateur reviendrait à l'antenne «dès l'arrêt de cette grève». «C'est se moquer du monde», tempête Bachelot, ex-salariée du groupe Canal +. «Un non-sens absolu», s'étonne Guillaume Auda, grand reporter à i-Télé.

Devant l'immeuble de la chaîne, on croise aussi le sénateur socialiste David Assouline, l'humoriste Stéphane Guillon, l'ex-duo comique du Petit Journal Eric et Quentin, et même Jacques Vendroux, le directeur des sports de Radio France. Quelques «stars» de la chaîne, qui ont passé comme tous les salariés un tee-shirt blanc floqué du slogan «#JeSoutiensiTélé», participent à la manifestation : pas d'Audrey Pulvar ni de Pascal Praud, qui brillent par leur absence depuis le début du conflit, mais Olivier Galzi et Laurence Ferrari. «La situation est vraiment bloquée, regrette cette dernière. J'appelle à ce que l'on arrive à une négociation nous permettant de reprendre le boulot.»

«L’indépendance fait l’audience»

Après quatre jours de silence, une nouvelle réunion entre des représentants des salariés et la direction doit se tenir mercredi matin pour tenter de mettre de l'huile dans un conflit complètement grippé. La solution viendra-t-elle du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ? Les syndicats du groupe Canal + et la Société des journalistes d'i-Télé ont écrit à l'autorité indépendante (la lettre est consultable sur le site de l'Observatoire des médias) pour dénoncer les manquements du i-Télé version Bolloré à la convention que la chaîne a signée, notamment sur le respect de «l'indépendance éditoriale de l'éditeur». D'après nos informations, la plainte et d'autres, adressées cette fois par des téléspectateurs, ont été jugées recevables par le CSA, qui va instruire le dossier sous une dizaine de jours, après avoir entendu toutes les parties. La procédure pourrait aboutir à des sanctions, comme une mise en garde, une mise en demeure, voire – mais c'est improbable à ce stade – la suspension de la chaîne. La chose n'est pas anodine et pourrait peser dans le bras de fer actuel. D'autant que le CSA n'a pas été rassuré par l'audition des dirigeants de Canal + la semaine dernière. «Ils se sont contentés d'assertions extrêmement vagues sur le projet éditorial et ont été très peu précis sur la frontière entre information et divertissement», raconte une source proche du dossier.

Dans l'affaire, la rédaction porte les trois mêmes revendications : le retrait définitif de Morandini, la signature d'une charte rédactionnelle (prête depuis des mois) et la nomination d'un directeur de la rédaction. «On n'en démordra pas, assure Guillaume Auda. Mais le canal de discussion est ouvert, nous cherchons une voie de sortie. C'est notre intérêt, celui de la direction et des téléspectateurs.» Les journalistes attendent également la présentation du nouveau projet éditorial de la chaîne, dont le changement de nom en CNews, prévu lundi, a été repoussé. Un projet éditorial dont on se demande s'il a un jour existé dans la tête d'un seul dirigeant de Canal +, surtout lorsque Laurence Ferrari, occupant pourtant une position centrale sur la grille, confie que la direction ne lui a «jamais expliqué» ce qu'elle comptait faire de la chaîne… «Nous voulons des explications, explique le chef du service politique, Michaël Darmon. Ce n'est pas Nuit debout, i-Télé ! Nous comprenons les logiques d'entreprise, nous ne sommes pas hors sol. Mais nous voulons rappeler que personne ne regardera une chaîne d'info perçue comme à la botte. L'indépendance fait l'audience, l'audience fait la croissance.»

En attendant la reprise du dialogue mercredi matin, les «Bollo Boys» n'ont toujours pas fait un pas vers les salariés – sauf à considérer comme telle la suspension de Morandini. «La direction joue le pourrissement, déplore une figure d'i-Télé qui ne veut pas être nommée. Elle sait très bien que neuf jours de grève, c'est énorme pour ceux qui gagnent 1 800 ou 2 000 euros par mois. Elle veut nous faire craquer, nous pousser à bout. Le matin, quand les DRH passent pointer les grévistes, ils nous invitent à passer les voir pour "faire le point", comme ils disent. Ils veulent qu'on dégage avec des indemnités.» Une poignée de journalistes a déjà quitté l'entreprise, dont l'ancien président de la Société des journalistes (SDJ), Olivier Ravanello, qui a ferraillé pendant un an contre Bolloré. Dans leur for intérieur, la plupart des grévistes s'interrogent déjà sur leur avenir au sein de la chaîne. «Mais on verra individuellement à l'issue de tout ça, dit le jeune journaliste déjà cité. On se bat aussi pour ceux qui décideront de rester, pour que cette situation ne se reproduise pas dans six mois ou un an.»