Le capitaine de la Team Millenium s'impatiente. Il a déjà choisi son champion pour plonger dans l'arène virtuelle de League of Legends, mais ses coéquipiers semblent moins décidés. «Ils mettent trop de temps à arriver, s'énerve Djoko. Il faut bouger le cul de tout le monde, c'est tout un boulot.» Depuis que les joueurs ont débarqué dans ce pavillon anonyme d'Arnouville (Val-d'Oise), reconverti en «gaming house» par Webedia, le sponsor de l'équipe, c'est toujours les mêmes gestes. Djoko va toquer à la porte de Pretty, puis à celles de Hiiva et Yuuki60, puis le dernier larron, Kaze, les rejoint en ligne.
Peu après 19 heures, tout le monde est bien installé dans sa chambre, devant son ordinateur. Les hostilités peuvent enfin démarrer. Pendant près de deux heures, les joueurs de l'équipe Millenium vont enchaîner les parties en équipes, ou scrim. Entre chaque game, une pause clope dans le jardinet envahi par les mauvaises herbes sert de debrief. Un peu plus tôt dans la journée, ils ont déjà multiplié les parties en solo pour dépasser leurs limites sur League of Legends (LoL), le jeu e-sport du moment, qui assure mobiliser 12 millions de joueurs quotidiens. Ça en fait des concurrents pour Djoko et ses équipiers. Dans la peau de guerriers fantastiques aux compétences variées et complémentaires, ils passent des heures à combattre inlassablement leurs adversaires, en essayant de mettre au point des stratégies dignes des échecs pour faire tomber les tours ennemies qui occupent l'arène, tout en protégeant les leurs.
Un côté psychologue
Les cinq joueurs s'astreignent à ce rythme six jours sur sept, voire sept sur sept en période de compétition, sous le regard d'un coach et de Samy Mazouzi, manager des neuf équipes e-sport de Millenium, un portail de jeux en ligne appartenant à Webedia (tout comme le site Jeuxvideo.com), bien content d'avoir tous ses compétiteurs sous le même toit. «Je sais ce qu'ils font à n'importe quelle heure, il n'y en a pas un qui va se réveiller à 15 heures un jour de match officiel et ils seront tous là si je demande une réunion.» Le but de cet ancien «e-sportif» de 25 ans, «c'est de régler les problèmes en dehors du jeu pour qu'ils soient bons pendant leur jeu», quitte à endosser le rôle du grand frère, voire de la mère poule. «Il y a un petit côté psychologue. Je surveille si un joueur joue moins, s'il perd de la motivation ou s'enferme de son côté…» Bref, s'il joue les Big Brother, c'est pour le bien de ses athlètes électroniques.
Du haut de ses 19 ans, Djoko ne s’en plaint pas. Depuis qu’il a accédé, avec ses coéquipiers, aux Challengers Series, l’équivalent de la Ligue Europa de foot, il sait qu’ils ont besoin de ce cadre pour affronter les plus grands et grimper en League Championship Series, la «Ligue des champions de League of Legends».
Dans ce petit Clairefontaine de l'e-sport qu'est la «gaming house» d'Arnouville, il s'abîme donc complètement dans le jeu. Dans cette maison de ville sur deux niveaux qui fleure bon le parfum de vestiaires, rien de bien fou, mais l'essentiel est là : un long câble ethernet serpente entre la dizaine de pièces roses au mobilier vieillot. C'est là que se rassemblent les membres de la meilleure équipe française de League of Legends, trois semaines par mois et presque dix mois sur douze. «Quand on s'est qualifiés en Challenger Series, on s'est dit qu'il nous fallait une gaming house, raconte Djoko. Parce que c'est ce que font toutes les équipes sérieuses. Les joueurs des autres équipes françaises n'en ont pas forcément besoin parce qu'ils sont en cours, mais nous, c'est notre métier et si on veut "performer", il faut être dans les meilleures conditions.»
Et les meilleures conditions, à l'heure actuelle, en France, c'est cette baraque louée par Webedia. Yuuki60 - aka Florent Soler - en a déjà connu d'autres, de gaming house, à Berlin ou en Espagne, lorsqu'il évoluait chez Misfits et Gamers 2. Mais pour ce jeune vétéran de l'e-sport âgé de 25 ans, l'exil n'était pas un choix. Dans le sous-sol de la maison d'Arnouville, aménagé en salle de jeu aux couleurs de Millenium, il se rappelle de l'époque où l'équipe française n'avait pas ouvert sa structure pour gamers pros et où le secteur était encore en friche dans l'Hexagone : «Quand j'avais 17-18 ans, la scène française n'était pas développée, tu étais obligé de partir dans des structures étrangères si tu voulais progresser. En France, tu faisais une LAN [compétition en réseau local, ndlr] par an, il n'y avait pas de public, tu gagnais 100 euros…» Aujourd'hui, les choses ont changé et s'il a rejoint Millenium durant l'intersaison, c'est parce que ça va lui permettre de participer à plusieurs compétitions dans l'Hexagone en l'espace de quelques mois, notamment à la Paris Games Week qui se tient au Parc des expositions de la Porte de Versailles jusqu'à dimanche. Des tournois qui devraient lui assurer, comme tous ses coéquipiers, un salaire mensuel compris entre 1 500 et 4 000 euros, en fonction des sponsors et des résultats.
Fringues en vrac
Ce dernier élément a complètement changé la donne en France et permis de rehausser le niveau. «Maintenant que la plupart des teams versent un salaire, les gens sont en mode "straight" [sérieux], ils travaillent parce qu'ils veulent avoir leur salaire. C'est plus pro.» Cette évolution économique, s'accompagne d'une structuration juridique qui, avec la loi pour une République numérique promulguée le 7 octobre, permet une vraie reconnaissance des compétitions et des professionnels de l'e-sport en France. Ainsi, même si elle ne concurrence pas encore la Corée du Sud, la France est devenue plus attractive pour les gamers pros.
Et tandis que Yuuki60 revient au pays pour continuer sa carrière, Pretty (Prodromos Kevezitids) et Hiiva (Aleksi Kaikkonen) quittent le leur pour accéder au haut niveau européen via une équipe française. «En Finlande, l'e-sport est un truc plus petit, ça démarre à peine», explique Hiiva, le stratège de Team Millenium. Du coup, vivre et jouer dans le salon de la gaming house d'Arnouville, entouré de duvets et de fringues en vrac, c'est déjà une belle opportunité. «Il y a un seul gros tournoi par an dans mon pays, alors qu'en France, il y en a un très gros tous les mois. Comme beaucoup de compétitions demandent d'être sur place, ça aurait été dur pour moi de rester en Finlande et de faire le voyage à chaque tournoi. Financièrement, ça n'aurait pas été viable.»
Socialement non plus d'ailleurs. Quand Djoko se souvient du temps où il jouait depuis sa chambre, il se dit qu'il aurait pu devenir fou. Déjà parce que la connexion internet n'est pas toujours optimale dans un «petit patelin» au fond du Gard - et quand on vit des jeux en ligne, il y a de quoi perdre son calme -, mais aussi parce que «si t'es dans le jeu vidéo, tu te recroquevilles sur toi-même. Quand tu joues en solo, il y a des games qui peuvent te frustrer et si tu n'as pas un autre moyen de te relaxer, tu peux vite mal tourner, tu peux devenir con».
Depuis deux ans qu’il évolue sous les couleurs de Millenium, il a pu rencontrer du monde, il voyage en permanence, et la gaming house dans laquelle il joue-vit-mange-dort lui apporte paradoxalement une certaine hygiène de vie.
Quand ils ne s'entraînent pas, lui et ses coéquipiers matent des animes japonais, sortent dans des bars et fréquentent la salle de sport à laquelle ils sont abonnés. «Parce que si tu es bien dans ton corps, tu vas avoir envie de jouer, tu vas être mieux dans ton jeu, c'est un tout», nous assure-t-il doctement, sans pour autant nous faire croire qu'il gobe cinq fruits et légumes frais par jour. Quand on l'entend parler de son kebab du midi avant de commander les potatoes et les sushis du soir, on se doute bien que Millenium n'engage pas de diététicien pour faire faire des cures détox à ses joueurs. Il n'empêche, si la cantine de la gaming house laisse encore à désirer, le lieu offre à ces jeunes gamers l'occasion de s'épanouir en vivant de leur passion.
«Fuck les études»
Quand Djoko lâche : «C'est quand même pas mal de te dire que tu gagnes de l'argent avec les jeux vidéo», ce n'est jamais totalement en rigolant. A l'époque pas si lointaine où il se faisait encore appeler Charly Guillard (son vrai nom) et où il préparait son bac maintenance des systèmes énergétiques et climatiques en alternance, le futur lui semblait moins prometteur. «J'aurais pu faire mon BTS mais j'ai dit "fuck les études". Si j'avais continué, j'aurais fini avec un boulot où à 40 ans, tu n'as plus de dos», résume-t-il. Confortablement installé dans un fauteuil ergonomique orné de son nom, il peut donc savourer l'avenir qu'il se construit. Il vit peut-être une grande partie de l'année dans une chambre aussi rose qu'austère, avec un matelas à même le sol et un ordinateur pour seule décoration, mais il vit de sa passion. «Depuis mes débuts, je ne me suis jamais dit que je finirais joueur pro, c'est arrivé comme ça, mais je sais ce que c'est le monde du travail et c'est bien d'être dans le jeu vidéo. Et puis, on est dans les années vives de League of Legends. Si ça se trouve, dans trois ans, ce ne sera pas aussi bien, donc autant en profiter maintenant.»
Car la carrière d'un e-sportif est encore plus fulgurante que celle d'un footballeur. «A partir de 26 ans, tes réflexes vont baisser et après tu vas avoir plus de mal à rester devant un PC. Mais si tu as une bonne "fan base", tu vas avoir des sponsors et tu pourras te reconvertir en YouTuber, en streamer ou animer les stands et les conventions des boîtes de constructeurs. Mais pour ça, il faut être fort pour se construire une "brand"», une marque. Voilà pourquoi Djoko et ses amis s'enferment une partie de l'année dans la maison d'Arnouville, pourquoi Yuuki60 s'entraîne jusqu'à la tendinite, et pourquoi Hiiva et Pretty ont quitté leur famille pour un pays qu'ils ne connaissent pas : pour marquer de leurs noms l'histoire «in progress» de l'e-sport. Pour ça et pour le plaisir de gagner leur vie en jouant aux jeux vidéo entre potes.