«C’est le rôle de l’archéologue d’être dans la transmission. On ne fouille pas le passé pour le garder pour soi…» Ce que dit l’archéologue Joëlle Rolland vaut pour tous les domaines de la science : plus qu’un enrichissement personnel et une contribution aux progrès de l’humanité, la recherche est valorisée quand elle s’accompagne d’un partage des savoirs. C’est pourquoi Libération a décidé d’aller à la rencontre de doctorants passionnés et passionnants et de les écouter raconter leur spécialité.
Pour le premier épisode, on accueille Joëlle Rolland de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (rattachée à l'Umr Trajectoires et Iramat/Ceb) pour évoquer «l'artisanat du verre dans le monde celtique au second âge du Fer». Joëlle Rolland voit apparaître dans les tombes gauloises puis se démocratiser à partir de l'an -500 un nouvel objet de parure, les bracelets en verre, et tente même de les recréer selon les techniques anciennes, perdues en Europe, en partenariat avec des artisans verriers.
Joëlle Rolland était l'invitée du 56kast le 26 octobre 2016.
L’apparition du bracelet en verre
«Je m'intéresse à l'artisanat du verre dans le monde celtique au second âge du fer. Pour situer l'époque, on est dans les cinq derniers siècles avant Jésus Christ – de - 500 jusqu'à la conquête romaine en -53 (vous savez, quand Jules César conquiert toute la Gaule sauf un petit village d'Armorique) Ça, c'est le second âge du fer. Et ce qu'on appelle l'Europe celtique, mais aussi la «culture laténienne», c'est une multitude de peuples européens appelés Keltoi (Celtes) par leurs voisins grecs et Galatae (Gaulois) par les Romains, qui les considèrent comme des étrangers et les définissent ainsi sans prendre en compte leur diversité. Les Celtes se reconnaissent des éléments de culture communs, dont des éléments de langue, et des objets qu'ils se partagent et qui circulent. Certains objets d'artisanat sont fabriqués en série, répandus et utilisés partout, de la République tchèque au Finistère. Ce n'est pas le cas de la céramique, par exemple, qui reste un objet régional, mais le verre, oui. Il est typique de cette Europe celtique.
«Alors que les Grecs utilisent le verre pour la vaisselle, les Gaulois en font des objets de parure. Apparu vers 1 500 avant J.-C. en Mésopotamie, le verre a d’abord été utilisé pour faire des perles et des petits récipients moulés sur noyau d’argile, et ce jusqu’à l’arrivée des Romains. Avant le Ie siècle avant J.C., ils n’ont pas encore compris qu’on pouvait faire des bulles avec le verre, le souffler. Mais ils le tirent et le filent. Et au Ve siècle avant J.-C., au début du second âge du fer, on voit apparaître un nouvel objet en verre : le bracelet. C’est une invention probablement typiquement gauloise, puisqu’on ne retrouve des bracelets en verre qu’en Europe à cette époque-là. Il y en a très peu en Italie, où son arrivée est plus tardive, et pas du tout en Egypte ou en Grèce. Mais en Gaule, en République tchèque ou en Allemagne, il y en a beaucoup.
«Les bracelets en verre ont fait surface dans les fouilles archéologiques au XIXe siècle, quand on a découvert les grands sites gaulois dont le site de la Tène qui donne son nom à la culture laténienne. A la Tène, mais aussi à Alésia et Gergovie, on a commencé à associer ces objets aux peuples gaulois dont parlait César.
Un inventaire de 8 000 pièces
«Pour ma thèse, j’ai réalisé une base de données avec un inventaire dont l’objectif est de recenser tous les bracelets en verre retrouvés en Europe. J’ai recensé 8 000 pièces à l’heure actuelle, grâce auxquelles je peux approcher l’artisanat du verre celtique. Car je ne travaille pas sur le verre lui-même, mais sur ses artisans et ses consommateurs. C’est la définition de l’archéologie, étudier l’humain et les sociétés passées à travers tous leurs vestiges matériels… Quand j’étudie un bracelet, je me demande : qu’est-ce qu’il va m’apprendre sur les sociétés gauloises ? Et je constate qu’il y a une belle évolution dans la production de ces objets.
«Les premiers bracelets en verre qu'on voit apparaître, au Ve siècle avant J.-C., sont retrouvés uniquement dans les tombes princières celtiques. La princesse de Reinheim [un site archéologique à la frontière allemande, ndlr] par exemple, avait sur elle un bracelet en or, un bracelet en ivoire et un bracelet en verre. C'est très chic d'en posséder à ce moment-là. On retrouve aussi des bracelets dans les tombes riches de la Champagne et de la Marne, ou des torques avec de grands anneaux en pendeloques… Mais ce luxe va se démocratiser petit à petit. Au IIIe et IIe siècle avant J.C., on retrouve davantage de bracelets en verre, dans davantage de tombes. Donc la production augmente. Les décorations des bracelets se développent, aussi : les Celtes travaillent sur des objets plus élaborés.
La Rolex des Gaulois
«Et à la fin du second âge du fer, vers le début du Ie siècle avant J.-C., on observe une simplification des formes qui permet une augmentation quantitative de la production. A ce moment-là, on trouve les bracelets même dans les poubelles, les zones de déchets, et aussi beaucoup de bracelets d’enfants.
«Finalement, la société de consommation, c’est très vieux. Les Gaulois, déjà, essaient d’imiter la classe sociale directement supérieure à la leur, en possédant les mêmes objets. C’est comme des smartphones : ça s’exhibe au bout du bras, ça n’est pas indispensable, pas vital pour la société. C’est une parure accessible mais pas pour toutes les catégories sociales. En fait, c’est plutôt comme une Rolex car on reste tout de même dans le prestige… Il y a toujours du prestige à dépenser de l’argent et à montrer qu’on peut le dépenser pour l’ornement. Bref, si à 50 ans t’as pas ton bracelet en verre, t’as raté ta vie !
De l’archéologie expérimentale pour recréer les bracelets
«Mais fabriquer des bracelets, c’est aussi une technologie, que j’étudie de deux manières. D’abord je réalise un programme d’analyse élémentaire du verre. Avec un spectromètre de masse à ablation laser, je fais une analyse du matériau pour trouver sa composition chimique et retrouver d’où vient le verre. J’y croyais pas la première fois : c’est vrai, j’ai le droit de jouer avec le laser ?
«Et pour ma deuxième approche, je travaille depuis maintenant sept ans avec l'atelier Silicybine à Arcueil ; c'est l'un des endroits les plus chouettes de Paris. Avec deux artisans verriers, Stéphane Rivoal et Joël Clesse, on essaye de reconstituer et refabriquer ces bracelets avec les méthodes perdues. Ils me disent : "ça, c'est possible, ça, c'est dur mais je peux essayer"… C'est aussi un travail d'ethnoarchéologie : je cherche si ailleurs dans le monde, il y a encore des artisans qui fabriquent des bracelets, et on imite leurs techniques.
Archéologie expérimentale du verre gaulois au parc archéologique de Samara, en mai 2014.
«Cette vidéo montre une expérimentation qui a eu lieu à Amiens dans le parc archéologique de Samara, en collaboration avec le service archéologique d'Amiens Métropole. Le bloc de verre qu'on casse au début est un vrai matériau archéologique ! Les Gaulois ne fabriquaient pas eux-mêmes leur verre, ils l'importaient d'Egypte et du Proche-Orient. Certains bateaux ont échoué, et on a retrouvé une tonne de verre bleu dans l'épave des Sanguinaires A, au large de la Corse. Au bout de 500 kilos, les archéologues ont arrêté de le remonter parce qu'ils en avaient marre… On a donc 500 kilos de verre dans les réserves, et notre expérimentation était une façon de valoriser cette collection archéologique.
«J’ai une jolie lettre du ministère de la Culture qui nous donne l’autorisation d’exploiter ce verre, et le DRASSM – le département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines – nous a confié un fragment. C’était une chance absolument formidable et cette expérimentation nous a apporté beaucoup de choses, parce qu’on a fait des analyses élémentaires avant, pendant et après la fabrication des bracelets, pour voir la modification que pouvait subir le verre lors de sa refonte.
Une passion pour le bleu
«Le verre, qui est composé de sable, de soude et de calcaire, a naturellement une couleur verdâtre – celle qu’on retrouve sur les verres romains dans les musées. Ce sont les fers naturellement présents dans le sable qui colorent le verre. Alors pour le pour le colorer ou le décolorer, on ajoute des oxydes métalliques aux ingrédients : du cuivre, de l’or… Pour le bleu, il faut du cobalt. Et les Gaulois sont de grands fans de bleu. Ils font aussi du verre jaune et des décorations en verre blanc, mais ils importent principalement du bleu et la plupart de leurs pièces sont bleues. Quand on lit les textes antiques, on apprend même que les Gaulois sont toujours peints en bleus. Ils adorent, ils sont très bleu. C’est culturel.
«Mais c’est une couleur considérée comme barbare par les Romains et totalement rejetée par eux. D’ailleurs, on a longtemps pensé que les Grecs et les Romains ne voyaient pas le bleu, parce qu’il n’en parlaient quasiment pas. Chez les Romains, c’est le pourpre qui marche, la couleur du prestige.
«Je trouve ça super-intéressant dans l’étude du verre : c’est une des seules matières qui nous permettent d’aborder la couleur. Les peintures se décolorent, les tissus s’effacent, les métaux rouillent, mais le verre, ça ne bouge pas avec le temps. A la fin du IIe siècle et au Ie siècle avant JC, on voit apparaître dans la parure gauloise la couleur pourpre, le violet. Pile au moment où les populations romaines et celtiques commencent à être vraiment en contact, au début de la conquête romaine. C’est probablement une façon de se faire reconnaître par ces nouveaux voisins. Comme si on disait : "dans ma parure de prestige, je porte ta couleur de prestige. Ça veut dire que moi aussi, je suis quelqu’un de prestigieux."
YouTube, une mine d’or pour l’archéologue
«L’une des difficultés avec l’artisanat du verre, c’est qu’aucun atelier de verrier celtique n’a encore été retrouvé en fouille. On essaie donc aussi, avec les expérimentations, de mettre des images sur ces ateliers, de montrer à quoi ça pouvait ressembler pour que les archéologues lors d’une future fouille puissent se dire «tiens, ça, ce n’est pas un four de bronzier, c’est peut-être un atelier de verre celtique». On a un outillage très simple – des tiges métalliques –, et un cône sur lequel on agrandit la perle, qu’on a empruntée à l’ethnologie. Les Indiens fabriquent des bracelets en verre en les agrandissant au cône. Ca facilite la production, et tout ce qui facilite la production, on est contents de le découvrir, mais on montre avec Joël Clesse que ce n’est pas indispensable.
«Internet, c’est quelque chose de magique quand on est archéologue aujourd’hui et qu’on essaye de retrouver des techniques dans le monde, parce que plein de gens filment les artisans et mettent la vidéo sur YouTube. Il y a quelques années, j’ai fait des recherches et j’ai été ravie de tomber sur des vidéos d’artisans qui fabriquent des bracelets en verre.
Un atelier de bracelets en verre en Inde, déniché sur YouTube.
«Celle sur l’atelier en Inde est l’une des premières que j’ai trouvées. On y voit un travail partitionné : un artisan fait la perle et un autre l’agrandit au cône. On est quasiment au début de l’industrialisation. Le processus est très simplifié et aucune décoration n’est posée. Le film n’est pas accéléré, ces artisans sont super rapides, c’est impressionnant ! A chaque fois que je ramène une vidéo ethno à Joël et Stéphane, de l’atelier Sibicyline, ils ne me parlent plus pendant deux jours… Mais c’est grâce à ces vidéos qu’on a pu dire que c’était possible.
«Parce qu’au début, agrandir une perle pour en faire un bracelet, c’était quelque chose d’un peu fou pour des artisans contemporains. Aujourd’hui, on ne fait plus de bracelets en verre en Europe, en dehors de nos expérimentations et de quelques artisans Allemands. Mais on le fait encore en Inde, au Nigeria et au Népal. En Inde, les bracelets en verre sont largement remplacés par le plastique, mais il y a encore des productions pour un isage rituel : on fabrique des bracelets pour les briser lors d’un mariage, du veuvage ou de l’accouchement par exemple.
Un atelier de bracelets en verre à Bida, au Nigéria. Film de Lesley Lababidi.
«Là, on est au Nigéria. Le verre est ramolli au feu dans un «four volcan» avec des soufflets. Je suis rentrée en contact avec l'ethnologue qui a tourné ce film, après avoir trouvé en ligne cette vidéo et son article de blog, pour échanger autour de ces artisans.
L’investissement matériel et humain
«Avec Sibicyline, on travaille aussi sur la reconstitution des fours à bois qui ont pu être utilisés par les verriers gaulois. En fait, l’idée est de reconstituer tout l’investissement matériel et humain qu’ont pu faire les sociétés gauloises dans cet artisanat du verre.
«Car n’importe qui ne peut pas fabriquer un bracelet, c’est une spécialité. Et prendre des gens qui n’ont pas encore les compétences, pour les leur apprendre et les transformer en artisans verriers, il faut penser que ça revient à les sortir de la masse laborieuse, les retirer du système vital où ils allaient travailler aux champs pour produire de la parure.
«Techniquement, c’est difficile car les artisans modernes sont habitués à souffler le verre. Mine de rien, Joël Clesse a eu du mal à recréer ce bracelet et c’est l’une des plus grandes surprises qu’on a eues. Pour faire un bracelet simple, notre production était à peu près correcte au bout d’un an. Et il fallait ensuite reproduire l’ensemble des techniques de décoration.
«L’ethnoarchéologie ne nous apprend pas grand-chose à ce sujet car ces décorations ne sont pas imitées ailleurs dans le monde. Ce sont elles qui nous montrent le niveau de savoir-faire et d’exigence nécessaire pour imiter l’artisanat gaulois. Les artisans celtes qui développaient ces décorations avaient un père et un grand-père qui faisaient ça depuis des années, ils sont nés là-dedans et ont eu le temps et les moyens de se perfectionner. Joël Clesse et Stéphane Rivoal ont un vrai intérêt pour cette expérimentation archéologique, mais on ne peut pas le nourrir monétairement comme les Gaulois pouvaient le faire. Nos pièces sont encore maladroites par rapport aux bracelets gaulois, souvent un peu trop épaisses… Mais on va s’entraîner avec Jo et je suis sûre qu’on va devenir super forts !